Le diable charentais
Dans les Charentes, il apparaît presque toujours sous une forme ordinaire, quelquefois gigantesque, ou même naine. C'est un voyageur inoffensif qui vous rencontre et poursuit son chemin avec vous ; ses traits peuvent vous être inconnus, mais ils peuvent aussi prendre l'aspect d'une personne amie. Parfois, c'est une belle jeune fille, qui profite de ses charmes pour vous perdre. le plus souvent, il prend l'aspect d'un homme de belle tournure, vêtu de noir, mais, si on l'examine de près, on aperçoit ses ongles terminés en griffes ; sous les pans de son habit il dissimule sa queue ; sa coiffure cache les cornes pointant sur sa tête ; l'un de ses pieds, au moins, est fourchu comme celui d'un bouc.
Quelquefois, le diable apparaît sous les traits d'un voyageur serviable, très respectueux de Dieu, mais se révèle par une prouesse dépassant les limites du commun, comme nous le prouve le récit suivant recueilli par Favraud, qui le tenait du curé de Bardenac lui-même.
Au mois d'Août 1886, un cultivateur remontait la côte de Brossac avec une charrette de gerbes ; l'attelage brusquement s'arrêta ; imprécations, jurons, coups, rien ne peut le faire démarrer. Un inconnu s'approcha et dit :
- Vous offensez Dieu, vous faites souffrir vos animaux bien inutilement. Voulez-vous me permettre de vous aider ?
- Je le veux bien !
Le voyageur s'empare de l'aiguillon et, sans mot dire, se place devant l'attelage qui s'ébranle et escalade la côte sans effort. le paysan ravi veur remercier son aimable compagnon en le régalant d'un verre de vin. Dans l'auberge, l'inconnu dépose sur une chaise un petit paquet que le fermier, pour dégager le siège, n'arrive pas à soulever.
- Toute la population de votre commune réunie ne soulèverait pas ce paquet, dit l'étranger.
De fait, pas une des persnnes présentes ne put en venir à bout. Quant au voyageur, il le saisit du bout des doigts et, sans effort, le souleva et le déposa ailleurs, au grand ébahissement des spectateurs ; et, malgré la présence des gendarmes et bien que portes et fenêtres aient été soigneusement fermées, l'étranger disparut avec son paquet.
Il semble bien que le diable ne garde pas opour lui le bénéfice de ces manifestations. Il les partage parfois avec son représentant, le sorcier ; comme nous le prouve l'exemple suivant :
R... de La Coudre qui était sorcier (il avait le "barbot", le don), avait prévenu son domestique, le père Levraud : "Où y a t'ine bourrole dans l'plancher, faut pas y toucher." Le domestique, un jour, essaya de soulever la corbeille qu'il ne put déplacer malgré tous ses efforts, tandis que son patron la souleva aisément et d'une seule main. C'était le "barbot" du sorcier qui était dedans.
Le diable, et il n'en est pas moins à craindre pour cela, peut se tenir à vos côtés sans que rien ne révèle sa présence, perceptible à ses adeptes seulement, comme le montrent les deux aventures suivantes.
Vers 1904, Mme Bourdy fut appelée la nuit dans un village voisin. Chemin faisant, alors qu'elle se trouvait au fond du ravin de Gamaury, l'homme qui l'accompagnait manifestait une vive inquiétude, et regardait fréquemment derrière lui :
- Un monsieur nous suit, finit-il par dire.
Mme Bourdy se retourna et ne vit rien. Pourtant la frayeur de son compagnon croissait, tandis qu'elle continuait à ne rien distinguer d'anormal. La peur la gagna, elle aussi, et elle força le pas.
Arrivée à destination, le récit de son aventure ne causa aucune surprise. On lui apprit alors que son guide pratiquait
lé surcilledjé (la sorcellerie), et qu'il était susceptible de faire apparaître le diable sous différentes formes, invisibles pour tout autre que lui-même.
Dans la même localité, après la guerre de 1914-1918, la veuve B., réputée, elle aussi, pour ses pratiques de sorcellerie,, revenait à la tombée de la nuit de la foire de Confolens en compagnie de plusieurs voisines dont l'attention fut attirée par le manège de la veuve B. qui, continuellement, faisait le geste traditionnel de nos campagnards pour éloigner une bête, murmurant ces paroles :
-
Vaï tin sêlo bétio ! Va-t-en sale bête !
T'ôtérè tu de qui ! T'ôteras-tu de là !
Ne distinguant rien d'extraordinaire, ces femmes ne furent pas longues à comprendre que le diable les suivait. Et elles furent vraiment soulagées quand elles arrivèrent à leur village.La présence invisible du diable peut se manifester de façon plus tangible. C'est lui qui empêche la vache de marcher quand on la conduit à la foire : qui pousse les gémissements que l'on entend du trou de Champniers et qu'on attribue parfois à des âmes en peine ; qui contrefait les aboiements d'une meute ; qui fait entendre le battement du tambour, le sifflement du vent ; qui arrache des mains draps et traversins ; qui projette les sabots à la tête : qui remue ou déplace les meubles de tout un intérieur.
C'est lui aussi qui imite le caquetage de la poule qui couve ou le bruit de chaînes entrechoquées. Dans le vieux cimetière de Chambon, c'est encore lui qui s'amuse la nuit, à faire
peté lou radjé deu morts (craquer les os des morts).
C'est lui encore qui, dans la région angoumoise, vous étouffe dans et atroce cauchemar que l'on appelle
chaucho poulet.
Il n'est jamais à court d'apparences
A Saint-Maurice-des-Lions, le diable apparut plusieurs fois à la famille D. sous la forme d'un cheval blanc, qui s'introduisait dans l'écurie (avant 1914). Peut-être est-ce en raison de cette métamorphose que, dans la région d'Angoulême, on recommande de taper trois fois avec son talon en regardant un cheval blanc (mais sans voir sa queue) pour que le voeu fait au même moment soit exaucé.
Souvent aussi, le diable emprunte la forme du crapaud ou du chien. Il faut donc se méfier des chiens errants et de tous ceux qu'on ne connaît pas. Quant au crapaud, il est le compagnon habituel des sorcières. de là, la destruction systématique dont la pauvre bête est toujours victime.
En règle générale il faut se méfier de tout animal inconnu que l'on rencontre de façon insolite dans un
coudert (lande communale) ou à un carrefourn désert. D'ailleurs notre méfiance doit rester toujours en éveil, car même nos animaux les plus familiers peuvent pr^ter leur forme au diable. Si la fugue d'une bête permet de constater que le Malin en a pris possession nous n'avons malheureusement pas toujours cet indice précieux pour éveiller notre méfiance.
Avoir la poule noire
Dans la région de Confolens, on dit communément de ceux qui s'enrichissent trop vite :
I an la poulo négro : Ils ont la poule noire.
Il fauit la soigner... seul le maître de la maison doit la nourrir, la soustraire à tous les regards et la loger dans la partie la plus haute et la moisn fréquentée de la maison. Si, le soir, il lui donne une somme à couver, le lendemain celle-ci sera doublée.
Quand son maître vient de mourir, la poule noire s'enfuit et rôde autour de la maison en disant : "Qui me prendra...", jusqu'à ce que quelqu'un la recueille.
Dans la région de Surgères, lorsqu'on étrenne une bergerie, il faut y égorger une poule noire en faisant rejaillir le sang sur les murs.
Si celui qui possède un tel volatile se rend au coup de minuit à la croisée de quatre chemins en serrant sa poule sous le bras gauche et crie : "Mon ami, poule noire à vendre !", le diable apparaît et lui demande :
- Que veux-tu ?
Comment obtenir le pouvoir de sorcier
Tout le monde n'est pas d'accord sur les modalités de ces arguments. Pour quelques-uns, il doit être signé avec le sang du nouveau partenaire. la cérémonie se déroule selon un processus précis et en des lieux bien déterminés : le plus souvent à la croisée de plusieurs chemins.
Dans la région confolentaise, on croit que la rencontre se fait plutôt derrière un cimetière ou dans le cimetière même. Le candidat arrive avec son pacte préparé, et il lui appartient alors de faire apparaître le diable. Ce n'est pas chose facile que proposer un pacte. Et si un vieil initié ne transmet pas ses secrets à l'apprenti, celui-ci aura fort à faire. Il lui faudra se mettre en quête de vieux grimoires et essayer de les interpréter ; il n'est point sûr qu'il y réussisse. D'ailleurs, ces veix ouvrages sont rares et ceux qui les possèdent, les cachent et ne veulent pas s'en dessaisir.
Quelques uns prétendent qu'il suffit de tracer un cercle magique en prononçant des paroles cabalistiques ; d'autres ajoutent qu'il faut ensuite, au moment où sonne minuit, écrateler une poule noire volée sans qu'elle pousse un cri.
Le sorcier peut transmettre son pouvoir à l'heure de sa mort par un simple serrement de main. C'est pourquoi ceux qui redoutent u rapport avec le diable évitent prudemment de toucher la main d'un moribond.
Une fois le pacte conclu, le sorcier aura la possibilité d'entrer en contact avec le diable, même en dehors du sabbat. Malheureusement, nous ne savons pas comment., Par contre, pour éloigner le diable, il suffira au sorcier de jeter une pincée de sel au milieu du feu et, avant le premier crépitement, de dire les paroles suivantes :
Dans le jardin de Josaphat,
Une dame se trouva,
saint Jean la rencontra.mais, il paraît que, si le procédé est simple, la réalisation en est assez difficile.
Comme ceux qui ont conclu le pacte de s'en vantent pas, le paysan charentais, naturellement méfiant, guette le moindre indice qui lui permettra de se faire une opinion.
Ceux marqués du "B" et les autres
En Charente, comme partout, les boiteux, les bossus, les bègues, les bigles et les borgnes, tous ceux marqués du "B", sont réputés méchants et suspects de sorcellerie. En général ceux qui portent une tare physique sont redoutés, pârticulièrement ceux qui ont le nez crochu et le regard fuyant. Les plus suspects sont ceux qui ont les yeux rouges, brûlés par le feu du Malin.
Les prêtres défroqués, les séminaristes qui ont abandonné la soutane sont soupçonnés de sorcellerie car, dit-on, s'ils ont quitté le service de Dieu, c'est certainement pour se donner à celui du Diable.
On ajoutera qu'autrefois, dans la région d'Angoulême, on se défiat des cordiers, parce qu'ils tissaient
la cravate du pendu ; presque partout, tailleurs et barbiers sont suspects. Mais les plus redoutés étaient les maréchaux. Cela tient sans doute à leur habitude de soigner les animaux et à l'image infernale de leur silhouette noire se découpant sur le fond rougeoyant de leur forge. Il faut avouer que les forgerons mettaient parfois une certaine fierté à accréditer cette croyance.
'Descends, j'ai besoin de toi"
Mousou était un sorcier guérisseur charentais qui n'hésitait pas à s'adresser directement au Diable et cela en public, sur un ton des plus autoritaires.
Chaque fois qu'il se trouvait devant un cas difficile à traiter, il
tintounait (frappait) les planches avec sa canne, en criant : "
Descin, descin, yé bésoin dé té" (Descends, descends, j'ai besoin de toi).
Un sabbat charentais
Ces réunions sont un hommage au diable qui y apparaît sous la forme d'un grand bouc avec des cornes énormes et deux visages humains, dont un à la place des fesses.
Il dirige la cérémonie d'une voix cassée, mais impérieuse dont les intonations effroyables ont été parfois perçues par des voyageurs passant près du lieu de sabbat, et qui sentent leurs cheveux se dresser sur la tête.Dans son double visage à barbe de satyre qui flamboie comme la forge du maréchal, ses yeux de loup lancent des lueurs hallucinantes. Son trône est, selon les uns, en or, selon les autres, en feu. Du reste, toute la personne de cet être maléfique rougeoie comme "cent forges" ; tantôt illuminant les assistants, tantôt les noyant d'ombres effrayantes qui s'animent au déploiement des flammes se dégageant de son corps tourbillonnant.
C'est au sabbat que tous les sorciers reçoivent leurs pouvoirs. Là, le diable détermine le circuit que les loups-garous auront à parcourir. Là, se baptisent "les crapauds" habillés de velours rouge et noir avec une sonnette au cou et aux pattes ; ils reçoivent pour parrain et marraine deux assistants qui viennent se donner au diable.
De grandes chaudières pleines de crapauds, de vipères, de chair de pendus, de noyés, de suicidés, mijotent pour le repas et pour la confection de toutes sortes de philtres.
Tous les convives prennent place à la table du diable et participent à la communion satanique, où le pain noir de millet est remplacé, à Brossac, par des crêpes. Les bancs où ils sont assis sont couverts de peaux de bêtes. Le repas se prolonge tard dans la nuit. Ensuite, Satan reçoit l'hommage de ses hôtes qui lui baisent la face de derrière en signe de soumission et d'offrandes d'âmes humaines après avoir esquissé le signe de croix à rebours et de la main gauche, en signe d'engagement envers lui. La réunion se poursuit par des danses qui se pratiquent dos à dos ou par des rondes tournées le dos vers le centre. Le diable est assis sur son trône ou perché sur un bouc ; les jeunes filles et les femmes tiennent chacune par la main un sorcier, un bouc, un loup-garou, un crapaud ou un démon. Les sorciers bossus ou estropiés jouent de la flûte ou du tambourin.
Enfin, la réunion se termine brusquement au chant du coq après le baiser de chacun sur le derrière du diable ou par une évaporation générale et totale ne laissant pas la moindre trace qui permettrait de reconnaître avec certitude le lieu du sabbat.
Pour s'enfuir plus vite ou pour se dérober à la vue des indiscrets, les assistants ont le pouvoir de prendre la forme d'animaux noirs, et tout particulièrement de chats ou de poules.
Cependant, une nuit, la troupe, surprise par un voyageur attardé, se dispersa si brusquement que le lendemain matin on trouva sur les lieux une poêle oubliée. Quelqu'un la reconnut et s'écria :
- Elle appartient au Grand Lérideau de Beaunac.
De divers usages de la figurine
Dans le canton de La Rochefoucauld, en 1943, voici ce que M. Bertrand à pu recueillir à ce sujet :
Le devin commence à questionner son client et cherche dans la conversation à connaître ses affaires personnelles, s'il a de l'argent de caché et combien, quels sont ses voisins avec lesquels il est en mauvais termes et parfois, il obtient ainsi le nom de celui qui a jeté le sort ; c'est sur ce nom que le devin opère :
"
Voulez-vous, demande-t-il,
qu'il meure desséché par une maladie ou qu'il lui arrive les malheurs qu'il vous a jetés ?"suite au prochain message...