Il y avait une fois, au temps où les pauvres n’étaient pas riches, et où, lorsque la gelée, la grêle, la pluie, le soleil, les pigeons, les sangliers, le seigneur, les soldats, la gabelle, la taille, la dîme, et encore beaucoup d’autres calamités, s’étaient servis, il ne restait plus rien à manger. Il y avait donc, dans ce temps-là, deux jeunes qui, las de crever de faim dans leur coin perdu, décidèrent d’aller voir ailleurs si la vie était meilleure.
Ils marchèrent, marchèrent, demandant un travail dans chaque domaine, leur maigre balluchon serré dans un mauvais pillou (vieux chiffon, guenille), noué aux quatre coins, brimbalant au bout d’un bâton posé sur l’épaule.
Ils marchèrent, marchèrent, demandant du travail dans chaque village qu’ils traversaient ; mais, comme ils n’avaient jamais appris d’autre métier que celui de copovermé [cultivateur (littéralement : coupe-ver-de-terre)] et comme les gens qu’ils rencontraient étaient aussi misérables qu’eux, ils étaient conduits partout. Ils maigrissaient chaque jour, car ceux qui leur offraient de partager leur maigre pitance étaient rares.
Un soir où ils n’avaient trouvé ni gîte, ni couvert, ils s’abritèrent du vent piquant en se blottissant contre une pailler (meule de paille dans les champs) qui allait être leur chambre à coucher. Après avoir tourné et retourné leur triste situation sur toutes ses faces, ils finirent par convenir qu’ils ne devaient plus s’annoncer comme cultivateurs, mais attendre et voir venir, quitte à accepter tout travail quel qu’il fût.
Là-dessus, ils s’endormirent.
Le lendemain, ils reprirent la route, le ventre toujours vide, mais ils étaient à présent certains de le remplir rapidement. Ils marchèrent, marchèrent, et finirent par trouver un vieux bonhomme qui leur demanda s’ils sauraient construire un four pour cuire le pain de sa famille.
- Nous vous le bâtirons, lui dirent les deux compagnons.
Prix fut fait et condition acceptée. Ils seraient nourris par le peiri [parrain(patron)] pendant toute la durée des travaux et payés dès l’achèvement du four.
Après des déboires sans nombre, le four fut terminé.
Mais les compagnons, peu rassurés sur sa solidité, décidèrent que l’un d’eux, le plus fort, soutiendrait de son épaule la construction précaire pendant que l’autre, le plus rusé, irait demander au « peiri » le prix de leur travail.
Sitôt que l’autre fut parti voir le patron, le four, encore moins solide qu’ils ne le supposaient, s’effondra, ensevelissant sous ses décombres le pauvre gars qui avait en vain tenté de l’épauler. Son corps était entièrement recouvert et seule sa tête dépassait de l’amas informe des matériaux. Il montrait ses dents dans un rictus sinistre.
Lorsque son compagnon revint, il contempla, navré, le pauvre diable écrabouillé et, prenant sa grimace funèbre pour un rire, il lui dit tristement :
- Ah ! tu ris ! Mais il ne m’a pas payé !
Claude Seignolle, Contes, récits et légendes des Pays de France