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 Une Normande

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Joa
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Joa


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MessageSujet: Une Normande   Une Normande EmptySam 12 Avr - 11:16

Laissez-moi vous conter l'histoire de la mère Soucillon, brave et digne femme, dont tout le monde pourrait vous donner des nouvelles dans un certain village des environs de Rouen.
Vers 1812, âgée à peine de dix-neuf ans, elle resta veuve avec deux enfants et pas un denier, pas même un asile ! Elle en fut réduite, pendant quelques mois, à vivre de la charité publique ; mais, laborieuse et honnête, elle ne tarda guère à s'apercevoir que demander à la terre vaut mieux que demander aux hommes. Elle commença un petit commerce de plantes sauvages pour la pharmacie : feurs de violette, fleurs de genêt et de primevère, oxalis, boutons de ronces, mûres, mousses, framboises, fougères, salades de pissenlit, raiponce et chicorée.
Après trois ou quatre ans de ce petit trafic, sa vie laborieuse et honnête ayant été d'ailleurs remarquée au pays, elle trouva à louer une maisonnette avec cour et jardin. La cour ne tarda pas à se peupler de poules, puis vint le cochon, la vache ; mais le vrai fonds inépuisable, ce fut le jardin : choux, carottes, navets, oseille, persil, pois et fèves étaient, chaque semaine, portés par elle au marché. La rivière coulait le long de son jardin ; dans cette rivière pousait du cresson, et le cresson aidait à emplir le boursicot de la mère Soucillon. Dans un coin perdu et incultivable, elle planta des iris d'Allemagne, et vendit aux pharmaciens des racines d'iris. Elle portait au marché jusqu'à du mouron et du plantin.
Un bois voisin produisait quantité de cornouilles, que de temps immémorial on laissait perdre, à la grande joie de oiseaux. La mère Soucillon recueillait les cornouilles et en faisait chaque automne, avec le miel de ses ruches, d'excellentes confitures qu'elle vendait aux dames du pays.
On vient de voir que notre judicieuse ménagère élevait de mouches ; elle élevait aussi des lapins. Ses deux garçons avaient grandi et l'aidaient dans toutes ses entreprises. On les voyait transporter leurs denrées vers tous les marchés des environs.
Les deux garçons et la mère ne tardèrent pas à n'y plus pouvoir suffire : on eut une bourrique.
On cultivait dans le jardin toutes sortes de plantes médicinales mais on continuait aussi d'en cueillir dans les bois. Dans les bois également on faisait au printemps des bouquets de muguet ; plus tard venaient les fraises et les noisettes : j'ai oublié les morilles au printemps, mais la mère Soucillon ne les oubliait pas.
L'aîné de ses garçons s'aperçut que le bout de rivière qui longeait le jardin était peuplé d'anguilles ; il y tendit des nasses et sut, par ce moyen, augmenter encore les profits. Il remarqua que les écrevisses se plaisaient dans ce bout de rivière ; il le peupla pendant plusieurs années de femelles prêtes à frayer.
Eh bien, savez-vous ce que sont devenus ces gens-là ? Ils sont devenus propriétaires de leur petit domaine, et l'obscure chaumière est aujourd'hui remplacée par une jolie maisonnette. C'est là que vous verriez encore la mère Soucillon, fraîche et bien portante, malgré ses soixante-dix-sept ans. Quant à ses fils, ils sont établis l'un et l'autre, chacun à la tête d'une fort belle ferme et d'une fort belle famille.
Mais croyez bien que nulle part vous ne trouveriez des gens mieux entendus à utiliser les petits produits. Ne rien laisser perdre, utiliser tous les trésors de nature, faire un emploi toujours utile du temps et de la vie, voilà tout le secret. Malheureusement ce secret n'est encore connu que de bien peu de gens dans les campagnes, et, chose singulière, ce sont presque toujours les femmes qui, les premières, le découvrent et le mettent en pratique. Il est bien peu de nos villages, en effet, où l'on puisse aisément trouver une mère Soucillon, et je pourrais, vous conter à l'infini de ces histoires de bonnes femmes ; il m'a semblé souvent que ces excellentes ménagères sont encore ce qu'il y a de meilleur et de plus exquis dans notre Normandie. Nous recueillons trop peu de ces simples histoires dans les livres et dans les journaux. Pour moi, j'ai rêvé souvent au fond de mon village de prendre autour de moi la matière d'un livre que j'intitulerais : Bons hommes et bonnes femmes. Il y a peut-être là, mes chers amis, le point de départ d'une rénovation de notre littérature française trop longtemps soumise aux influences urbaines et même aux influences de cour. Qui écrirait bien l'histoire d'un village depuis un siècle seulement ferait une oeuvre belle et utile. Je n'ai sur ce point aucun doute.

Je pourrais, à propos de la banlieue de Rouen, vous décrire les plus ravissants paysages, je pourrais évoquer toutes sortes de souvenirs historiques et vous raconter les plus singulières légendes ; j'ai préféré à tout cela vous parler de la mère Soucillon. Il y a dans nos entours des fabriques immenses qui eussent pu nous servir de prétexte à parler des grandes industries ; j'ai aimé mieux indiquer par l'exemple de cette bonne femme le rôle que jouent chez nous les petits produits accessibles aux plus humbles. Cette exploitation des petits produits est la meilleure voie qui soit offerte aux pauvres pour sortir de misère, et voilà ce qui en fait l'importance (1879).

(Magasin pitoresque, 1879), Contes, récits et légendes des pays de France
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