Si, après vous avoir dégoûté à vie des mathématiques, la célèbre "relation de Chasles" hante encore vos nuits, cette histoire devrait pouvoir vous offrir une vengeance tardive. Sachez que cet éminent mathématicien était aussi un insatiable collectionneur de documents autographes. En 1861, il fait la connaissance d'un certain Vrain-Lucas qui s'autoproclame expert en autographes et, pour la somme rondelette de 40 000 francs, lui propose un paquet de lettres d'Alexandre le Grand adressées à Aristote. Chasles, enthousiasmé, en réclame davantage. Une correspondance inédite entre Pascal et Newton change alors de main. Puis, comme les deux parties semblent y trouver leur compte, le rythme des transactions s'accélère, Chasles s'appropriant au prix fort des documents de plus en plus exceptionnels : correspondance entre Antoine et Cléopâtre, Jésus et Marie-Madeleine, Pythagore et Sapho. Quand il acquiert enfin un billet rageur de Caïn expédié à Abel, en collectionneur comblé, il cède à la tentation de montrer ses trésors à un collègue de l'Académie des sciences qui, parcourant les lettres, s'exclame, sarcastique : "J'ignorais que Jésus, Caïn et Antoine s'exprimaient en aussi bon français, alors que notre langue et le papier n'existaient pas il y a deux mille ans." Dépité d'avoir été aussi naïf, Michel Chasles porta plainte contre le faussaire et obtint sa condamnation. Mais il n'osa plus se montrer en public, sachant que sa seule présence déclenchait immanquablement railleries et quolibets.