Au nord de l'église de Montastruc (commune du canton de Fleurance [Gers]), il y a une mare commune. C'est là que les bouviers abreuvent leur bétail, et que les femmes lavent leurs lessives. Un soir, vers les six heures, et par le temps du mois mort (le mois de décembre), la lune se reflétait dans l'eau de la mare, comme elle eût fait dans un grand miroir. En ce moment, un homme arriva, pour faire boire son âne. Pendant que la bête buvait, le vent changea tout à coup, et couvrit le ciel de nuages pour toute la nuit. Alors l'homme, épouvanté, partit en criant :
- Ah ! Mon Dieu ! Ah ! Mon Dieu ! Mon âne a bu la Lune ! Mon âne a bu la Lune !
A ces cris, tous les gens de Montastruc accoururent épouvantés.
- Que dis-tu, malheureux ?
- Mon Dieu ! Mon âne a bu la Lune ! Mon âne a bu la Lune !
Les gens de Montastruc regardaient dans le ciel, dans la mare, et ils braillaient, en pleurant :
- Son âne a bu la Lune ! Son âne a bu la Lune !
Aussitôt, les consuls (dans la portion de Gascogne comprise dans le ressort du parlement de Toulouse, les officiers municipaux avaient le titre de consuls) s'assemblèrent, pour aviser, devant la porte de l'église.
- Amenez-nous l'âne qui a bu la Lune.
On leur amena l'âne par le licou.
- Âne c'est donc toi qui a bu la Lune.
L'âne leva la queue et se mit à braire.
- Tu as beau dire, c'est toi qui as bu la Lune. Comment ferons-nous, dorénavant, pour y voir pendant la nuit ?
L'âne releva la queue, et se remit à braire.
- Ah ! Voilà le cas que tu fais dela justice. Eh bien ! Nous te condamnons à mort. Tu vas être pendu.
Dix minutes plus tard, l'âne était pendu à un arbre. Alors, un des consuls se ravisa.
- Mes amis, dit-il, nous avons dépassé nos pouvoirs de juges. Certes, il nous est permis de condamner à mort ; mais nous n'avons pas le droit de faire mourir. Ce droit n'appartient qu'au juge-mage de Lectoure. A sa place, je prendrais fort mal tout ce qui vient de se passer. Pour nous remettre en paix avec lui, envoyons-lui force volailles. Faisons-lui porter aussi l'âne mort. Le juge-mage choisira un chirurgien, pour délivrer la Lune prisonnière dans le ventre de la bête. Il ne manque pas, à Lectoure, de grandes échelles doubles. En en dressant une sur le clocher de Saint-Gervais un serrurier fort hardi trouvera, je pense, le moyen de reclouer la Lune à sa place dans le ciel.
Ce qui fut dit fut fait. Douze jeunes gens de Montastruc partirent aussitôt, chargés de poulardes, de chapons, d'oies et de dindons pour le juge-mage. Douze autres prirent sur leurs épaules une longue barre de chêne, où l'âne mort pendait, lié par les quatre pieds. Jusqu'après Fleurance, tout alla bien. Mais là, les loups de Ramier (forêt entre Fleurance et Lectoure) sentirent l'odeur de l'âne mort, et arrivèrent par bandes, en criant comme des possédés du diable. Les jeunes gens, épouvantés, jetèrent leurs volailles, ainsi que l'âne, et s'enfuirent au galop vers Montastruc.
En un moment, les volailles étaient avalées, et l'âne rongé jusqu'aux os.
Le lendemain, la Lune brillait au ciel comme de coutume. Alors, les consuls de Montastruc éprouvèrent un grand soulagement.
- Les loups du Ramier, dirent-ils, nous ont rendu un fameux service. Maintenant que l'âne est mangé, le juge-mage de Lectoure ne saura pas que nous l'avons fait pendre. Quant à la Lune qu'il avait bue, vous voyez qu'elle est plus fine que les loups. Elle leur a échappé ; et, d'elle-même, elle est remontée à sa place dans le ciel.
Jean-François BLADE, Contes populaires de la Gascogne, 1886
Raconté par l'abbé BLADE, oncle de l'auteur et curé de Pergain-Taillac, canton de Lectoure, dans le Gers