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 Les Gorel

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Joa
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Joa


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MessageSujet: Les Gorel   Les Gorel EmptyMar 13 Juin - 8:23

Voulez-vous que je parle un peu, et avant tout, de la mystérieuse âme bretonne ? ... Bon. Alors, écoutez, lisez ...
Les faits remontent à 1897. J'étais alors jeune médecin à Carhaix dans le Finistère, où j'avais pris la succession de mon père âgé qui, accaparé par ses malades, n'avait jamais trouvé le temps de se soigner lui-même ; si bien qu'à la longue, vainqueurs, ses rhumatismes déformants le tenaient immobile dans son lit ou dans son fauteuil ; à croire également qu'ayant eu une vie trop bougeante, la nature le forçait de la sorte, malgré lui, à donner un dû de repos à l'organisme.
Et il faut bien reconnaître qu'à cette époque, dans les campagnes bretonnes, les gens de notre profession ne restaient pas souvent au lit ; et, s'ils ne couraient pas les rues, aussi peu nombreux que les jours sans pluie, ils n'en galopaient pas moins sur les routes, chemins et sentiers les plus impraticables, sans jamais connaître de longs répits.
Mais j'en viens à ce soir de novembre où un homme du hameau de Ty ar gall usa un peu de sa charité pour faire à pied dix kilomètres de nuit, afin de demander à quelqu'un de Poullaouen de finir les dix autres, pour me prévenir d'aller au plus vite soigner Liza Gorel, en souffrance de brûlures et déjà en pente de trépas.
A la hâte, j'achevai mon repas devant le messager resté là, planté raide : un jeune valet de ferme qui, ne connaissant que les décors d'étable, était impressionné par notre intérieur confortable et regardait partout avec ébahissement.
J'attelai ma voiture, le fis monter à côté de moi et fouettai le cheval.
Le garçon ne savait rien d'autre que Liza Gorel, le femme de Zacharie, mère de Franck et Jozon Gorel, les forestiers, en levant haut une marmitée de graisse bouillante, se l'était maladroitement renversée en plein sur le visage et la poitrine.
En passant à Poullaouen, je le déposai chez ses maîtres et, dans la nuit heureusement claire, guidé par la chaussée cailloutée, de la route de Morlaix, bien entretenue, je poursuivis ma route à bonne cadence.
Je savais où tourner et, ensuite, à peu près comment trouver Ty ar Gall : un hameau et ses quelques champs fichés tel un coin dans la forêt de Saint-Ambroise.
Bientôt la masse noire des arbres serrés se dressa devant moi. Je quittai la grand-route et j'allai à droite, m'enfonçant entre des terres labourées et des genêtaies hirsutes.
L'endroit était sinistre, la nuit plus pesante qu'ailleurs et le chemin, méchant. Mais je dois reconnaître que, grâce aux cahots ainsi qu'aux grincements des roues de ma voiture je fus suffisamment secoué et tenu attentif aux chocs pour ne pas me laisser tout à fait prendre par une inquiétude à l'affût.
Je trouvais cependant bizarre que personne ne soit venu au-devant de moi avec un fanal et, lorsque j'arrivai face à deux chemins anonymes l'un et l'autre, je craignis de me perdre en choisissant au jugé, condamné à errer toute la nuit comme cela m'était récemment arrivé du côté de Croas-Kerdudon.
Mon indécision ne dura guère ; d'assez proches hurlements de chien fendirent le silence : des hurlements dont le sens ne trompait pas.
Liza Gorel mourait par là-bas.
Je pris aussitôt la bonne direction et fis galoper mon cheval afin de ne plus perdre de temps.

Grâce à leur chien appelant à la mort, je trouvai enfin la maison des Gorel, désagréablement surpris d'être si manifestement négligé alors que mes soins étaient urgents et pouvaient sauvés l'accidentée.
C'était une chaume basse et délabrée comme il y en avait encore beaucoup à l'époque en Bretagne. Seule la fenêtre étroite montrait une vie intérieure : ce voile de lumière ocre que font les mauvaises chandelles paysannes, fumeuses et grésillantes.
Je voulus pousser la porte. Elle était solidement fermée.
Je frappai à coups de poing pendant que le chien, attaché à un arbre non loin de moi, menaçant et apeuré, mélangeait aboiements et plaintes.
Enfin, au bout d'un long moments, on ouvrit.
Face à moi parurent trois hommes, gourdins levés, qui avancèrent sur le seuil, bouchant aussitôt la porte.
A vrai dire, je compris tout de suite qu'on ne m'attendait pas du tout.
C'était - je l'appris par la suite - leur voisin, le seul car le hameau n'avait plus que cinq habitants, qui, aux subits cris de douleur de Liza Gorel, avait risqué un oeil par la fenêtre et pris l'initiative de me faire avertir. Il était resté à Poullaouen chez des cousins car pour rien au monde il n'aurait voulu entendre plus de l'agonie de la femme en tortures, ni des jurements de ses hommes hargneux contre elle, et qui la maudissait malgré ses souffrances.
Je me trouvais donc seul là, devant les trois Gorel silencieux, menaçants, et la mourante livrée à la mort depuis des heures, faute de soins.
Lorsque j'eus dit qui j'étais, ils montrèrent de l'inquiétude et se regardèrent entre eux, semblant se questionner s'ils devaient me laisser entrer ou non.
Mais, à entendre les sifflets de gorge de la brûlée, j'avançai résolument, en colère, et, les ayant repoussés de la porte, j'entrai, me dirigeant aussitôt vers la table sur laquelle ils l'avaient allongée sans même lui relever la tête, qui pendait, rejetée en arrière dans le vide, les cheveux tenus en boule par une graisse figée et grumeleuse.
Je me détournai devant l'atroce état de chair cloquée dans lequel se trouvait son visage, horrible masque boursouflé, aux paupières soudées sur les yeux sans doute éclatés, parcouru d'ombres mouvantes qui, à coups de trous noirs, achevaient cette face macabre déjà fondue comme par un des brasiers de l'au-delà.
Me ressaisissant enfin, je regardai partout où la femme avait été atteinte. Ensuite, je remarquai, devant l'âtre, une marmite couchée au milieu d'une flaque de graisse.
Je suppoosai alors qu'ayant décroché de la crémaillère cette marmite où fondait du lard, manquant de force dans les bras, ou s'étant brûlé une main, elle avait lâché les anses.
Sa poitrine et son ventre avaient tout reçu. Pour chasser la douleur qui s'infiltrait jusqu'à sa peau, la malheureuse s'était arraché le corsage et la jupe imprégnés.
Mais, ce qui me parut impossible, c'est qu'elle ait pu lever la marmite plus haut que nécessaire et se recouvrir entièrement la tête de graisse mortelle.
Je demandai qu'on m'apporte d'autres chandelles.
Aucun des trois hommes n'obéit et je compris qu'ils étaient toujours indécis entre m'assommer ou me jeter à la porte.
Plus inquiet que dégoûté, je soulevai et tirai la Gorel sur la table afin de mieux l'examiner. mais, ce faisant, je déclenchai un cruel redoublement de ses plaintes agoniques, en grande partie contraintes car sa langue, atteinte, était gonflée dans sa bouche, laissant juste passer un mince filet de souffle : sa vie s'éteignait lentement mais sûrement.
Ses lèvres, tendues à craquer, se fendirent de l'effort qu'elle fit pour jeter hors d'elle ce surplus de douleur, mais ne saignèrent pas. Et, brusquement, ses paupières se levèrent, me livrant en entier, brillants de souffrance, ses yeux épargnés.
Alors, de voir ces pupilles claires et hagardes dans ce visage volcanique, là, entouré de ces hommes mauvais et indifférents au martyre de leur épouse et mère, là, seul dans ce hameau plaqué contre la nuit des bois tel un parasite, loin de toute autre vie humaine, j'avoue que je sentis trembler en moi une sourde peur grandissante.
Je ne pouvais déjà plus sauver cette malheureuse, irrémédiablement perdue ; et, en regardant les trois Gorel, je compris que, même si je le pouvais, mieux valait que je n'en fasse rien, sinon au risque de ma propre vie.
Zacharie, le père, me fixait tel un hibou et me jetai des regards haineux ; son aîné se déplaçait derrière moi sans bruit, telle une ombre ennemie, me faisant frissonner l'échine ; le plus jeune, lui, s'était fermement adossé à la porte fermée.
Quant à ce chien lugubre, qui, dehors, hurlait sa tristesse, il ne faisait qu'exciter la hargne ambiante.
Ce fut la mort de Lize Gorel qui me sauva.
Elle se débattit si fort contre l'Ankou, enfin venu à Ty ar Gall avec sa charrette fantôme moissonner cette nouvelle cliente, qu'elle roula de la table et tomba à terre dans une terrible résonance, mélange de sons durs et mous.
Je me précipitai.
Elle ne souffrait plus.
Lisant la confirmation de sa fin sur mon visage que je tournai ensuite vers eux, les Gorel cessèrent leurs menaces et leurs traits se détendirent d'un fugace sourire, vite remplacé par l'impatience de ne plus me voir là.
Zacharie fit un sec claquement de langue vers la porte, tant pour moi que pour son fils, qui s'écarta tout de suite.
Je partis aussi vite que si, venant de tuer moi-même la Gorel, ils me donnaient la chance de fuir.

Je retrouvai mon cheval qui hennit sa joie de me revoir. Et je dois avouer qu'après la caresse que je fis sur son museau, il me rendit d'affectueux et consolants coups de crinière qui me réconfortèrent ; ce dont j'éprouvais le besoin après la scène atroce à laquelle je venais de participer.
Maintenant, immobile au sol contre le pied de son arbre, roulé, tête et queue entre les pattes, le chien des Gorel grognait de sourdes plaintes d'effroi, à croire qu'il avait réellement vu entrer et ressortir le macabre ouvrier de la Mort : l'Ankou en personne, impitoyable dans ses sinistres missions.
Je montai dans ma voiture et partis sans tarder avant que les hommes, se ravisant, ne sortent et m'assaillent, où me tirent dans le dos les coups de fusils des lâches.
Lorsque j'eus atteint la fourche où j'avais hésité en venant à Ty ar Hall, j'aurais dû me sentir un peu plus à l'aise, mais l'horrible trépas de Liza Gorel continuait à m'être un incisif cauchemar dans lequel j'errais encore sans parvenir à me réveiller tout à fait. De surcroît, les larges fondrières du chemin m'obligeaient à tirer sur les rênes pour ralentir, usant ainsi mon reste de courage.
La nuit, très sombre du côté de la forêt de Saint-Ambroise, paraissait lumineuse de l'autre sur la longue genêtaie herbeuse que je longeais et qui m'annonçait la route de Carhaix, proche. Je commençais à me détendre ; là, je pourrais faire galoper à souhait et mettre rapidement, un à un, vingt kilomètres entre les Gorel et moi, comme autant d'arbres protecteurs abattus en travers de la chaussée.
C'est alors, que mon cheval hennit de si étrange façon que l'angoisse revint, glaciale, sur ma peau.
Je me penchai et touchai sa croupe. Elle frissonnait.
Son instinct de bête devait l'avertir d'un danger proche.
A l'aide de courts sifflements, je m'efforçai de le rassurer, lui autant que moi.
Mais il s'écartait sans cesse de la gauche, comme pour éviter de frôler la genêtaie, et menaçait de nous verser dans le fossé opposé.
Je l'en empêchai de toutes mes forces. Nous n'avancions plus, comme retenus.
Soudain, il se dressa sur ses pattes de derrière, battit l'espace et souffla à pleins naseaux une terreur animale qui le recula violemment ; panique qu'il me fut impossible de maîtriser avec les rennes.
Sautant à terre, j'allai vite le saisir par le mors avant qu'il ne parte d'une course furieuse, droit devant lui, et ne risque de se briser les pattes dans un trou.
Je l'immobilisai enfin, mais il continua à frapper le sol à coups de sabots affolés.
Je me tenais dos à la genêtaie.
Brusquement, une sensation indéfinissable me pénétra la nuque.
Je me retournai d'un bond.
Et j'eus l'impression d'être vidé de tout mon sang.
Mon coeur cessa de battre.
Là ... à vingt pas devant moi, bien visible entre deux touffes de genêts espacés, Liza Gorel se tenait de profil, courbée vers le sol !
Je voulus fuir, mais je ne me sentais plus aucune force.
J'apercevais, vivante, la femme que je venais de quitter, morte ... Je distinguais avec netteté ses vêtements déchirés, ravagés par la graisse bouillante ... Je voyais ses cheveux crêpés de gras figé ... Sa tête boursouflée et cloquée ... Oui, je voyais Liza Gorel et non une autre femme ... Elle était venue là plus rapidement que nous et faisait les gestes de creuser le sol comme avec une bêche, mais elle ne tenait aucun outil ... Rien ! ... Elle ne sifflait même pas son souffle ... Elle était plus que silencieuse et pourtant bien réelle ... Je ne la rêvais pas ! ...
A mon tour, je me sentis muet ; la voix me manqua pour hurler mon épouvante. Une effroyable panique me noua le ventre. Je suai ma peur à grosses gouttes.
Liza Gorel ne paraissait pas nous avoir entendus, ni vus. Elle s'acharnait à un vain travail qui l'accaparait toute. De temps à autre elle cessait de faire semblant de creuser, se relevait bien droite et se tournait attentive, inquiète aussi, vers Ty ar Gall ; puis, comme rassurée, elle reprenait de plus belle son incompréhensible tâche.
Alors je réalisai que, pour elle, nous n'existions pas.
Ce fut mon cheval qui rompit l'envoûtement dans lequel je serais resté si j'avais été seul. Il prit la décision en hennissant à mes oreilles. J'eux juste le temps de sauter sur le siège. Déjà il m'emportait dans une course folle.

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MessageSujet: Re: Les Gorel   Les Gorel EmptyMar 13 Juin - 8:24

suite ...

Je revins à Carhaix, ivre d'angoisse ; saoulé aussi par les ferraillements des roues et des sabots tant je fus mené à train d'enfer.
Arrivé, je réveillai malgré moi la maisonnée par l'écho de ma course, d'autant plus bruyante que, dans ma précipitation, je guidai mal la voiture et qu'un de ses moyeux heurta la porte métallique, la faisant résonner telle une cloche.
La fenêtre de la chambre de mon père fut aussitôt marquée de lumière ; puis, peu après, celle de ma mère.
Je dételai à la hâte, comme si Liza Gorel était à mes trousses et allait paraître dans la cour, d'un moment à l'autre.
Malmenant mon cheval, à deux souffles de choir épuisé, je le tirai rudement par la bride jusqu'au havre de son écurie, lui et moi affolés chacun à notre façon.
Ma mère était descendue et m'attendait sur le perron, une grosse lampe à pétrole à la main. La stupeur d'un tel retour se peignait sur son visage déjà défait par le brusque réveil.
Elle vit combien j'étais bouleversé et, tout de suite à mon unisson, me questionna, anxieuse comme si j'allais lui apprendre qu'on avait voulu égorger son fils - et je n'aurais menti qu'à moitié.
Je ne lui répondis pas, c'est dire mon état, car je respectais ma mère.
Je l'écartai et entrai, pendant qu'à l'aide d'une haute prière, elle s'empressait d'aller solidement refermer tant bien que mal la porte que je venais de défoncer en partie.
Je montai chez mon père. Lui seul pouvait me comprendre sans s'alarmer inconsidérément et m'éclairer avec calme sur ce que je venais de voir.
Il m'écouta, immobile dans son lit.
Je ne lui cachai aucun détail de l'affaire, me gardant d'en ajouter aucun de mon cru afin de ne pas l'égarer dans ses déductions qui, toujours, étaient honnêtes et justes.
Redressé par deux oreillers, il hochait la tête, usant du peu de mouvement que voulait bien lui laisser son cou raidi ; son visage était tendu et plus ridé que d'habitude, me montrant ainsi qu'il revivait mon aventure, comme à ma place.
Ma mère nous rejoignit, poussant des petits cris de femme à qui on a voulu faire du mal par son enfant, et abusait de la patience de Dieu en redoublant ses prières d'actions de grâce.
Mon père, tout de suite agacé, lui demanda sur un ton rude et inhabituel de nous laisser seuls.
Sa propre stupéfaction la força autant à obéir que l'exigence de son mari, pourtant plein d'affection et de reconnaissance à son égard. Elle partit en pleurant qu'elle était toujours la sacrifiée.
En fait c'était le seul moyen - qu'il regretta aussitôt - pour qu'elle n'écoutât pas ce qu'il allait m'apprendre et qui n'aurait pas manqué de lui donner des cauchemars tenaces, elle qui imaginait si bien les nocturnes visiteurs fantômes, invisibles mais trahis par les craquements de parquets ou de meubles.
- Mon garçon, me dit-il alors, gravement ... je crois ne point trop me tromper en t'apprenant que tu viens d'être le témoin de quelque chose qui pourrait intéresser la Justice... Je crois assez bien connaître l'âme, le subconscient et la métaphysique de nos paysans pour l'affirmer ... Mon expérience dans l'incompréhensible m'a été plus d'une fois utile lorsque je devais faire plus de déductions que de diagnostics ... Ainsi puis-je t'avancer que ce que tu viens de voir, beaucoup l'ont vu dans d'autres circonstances et ceux-là se sont tus par crainte de quelques courroux aussi redoutables qu'indiscernables ... Mais nous allons passer outre à ces menaces occultes et, comme je le crois, venger un mort.
L'autorité et le ton persuasif, mais calme, de mon père, avaient apaisé le reste de mon angoisse. Cependant, je l'écoutais avec une toute aussi grande fébrilité : celle de savoir ce que cachaient ses mystérieux propos.

- Tu étais trop jeune, poursuivit-il, pour te souvenir de la disparition du percepteur de Carhaix, voici vingt ans, mais peut-être en as-tu entendu parler comme d'une énigme ... C'était à la fin de l'hiver, après l'annuel raz des fortes gabelles où les caisses de l'Etat débordent d'or, même ici où si peu de nos concitoyens sont en fortune ... Mais, cinq louis l'un, dix l'autre, à nous tous cela finit par remplir un grand coffre ... Donc, celui-ci plein, le percepteur le fit charger dans la carriole de l'administration pour la conduire lui-même à Brest sous sa responsabilité ... Il y alla seul comme à l'accoutumée, faisant ce voyage depuis des années sans même penser qu'on pourrait s'intéresser à ce qu'il transportait et qui passait peut-être aux yeux de tous pour une caisse de ces fastidieux formulaires que nous sommes condamnés à remplir comme des aveux spontanés, dès que nous gagnons quelque argent ... Mais, cette fois, certains pensèrent au réel contenu de la carriole et ... et, si l'on vit bien partit le percepteur de Carhaix, on ne le vit jamais arriver à Brest, où l'on s'alarma aussitôt de son retard, car, vois-tu, cet argent-là, dès qu'il appartient à l'Etat, il a plus de valeur que le nôtre, et pourtant, c'est le même ...
La maréchaussée, alertée, questionna les riverains de la route de Brest et nota que seuls les gens de Poullaouen l'avaient vu passer au petit matin ... Ceux d'Huelgoat, point ... On crut que, pour une raison personnelle, il avait fait le crochet de Morlaix ... Mais les gens du Plessis se montrèrent formels : pas de carriole à gabelle sur la route de la sous-préfecture ... Restait à la police de porter ses recherches entre Huelgoat et Poullaouen, à Locmaria-Berrien, à Saint-Ambroise et à Ty ar Gall où chacun devint aussitôt suspect, alors que le percepteur avait pu se changer en voleur de lui-même, prenant une route de traverse en direction d'un pays lointain, assuré d'y vivre largement tout en faisant fructifer notre argent ... Ce qui était fort possible jusqu'à cette nuit, car, à l'époque, on ne retrouva pas la moindre trace de l'homme aussi bien que de la carriole, du cheval et, bien sûr, du coffre ...
Là, pour continuer, mon père prit le ton de la malice.
- Seulement les méfaits ne restent jamais impunis, les coupables finissent toujours par se trahir, même après leur mort ... La preuve : tu viens d'en juger par toi-même au prix d'une fière peur ... Allons, mon garçon, réjouis-toi de ce que tu as eu la chance de voir, et, demain, à la première heure, rends-toi à la gendarmerie, où, sans hésiter, tu accuseras les quatre Gorel de meurtre et de recel ... Ce qui m'explique à présent pourquoi, depuis ce coup-là, ils se haïssaient et vivaient comme des loups, envieux entre eux d'un partage qu'ils ne voulaient jamais faire ... Mais, maintenant que chacun a décidé d'éliminer les autres, tu vas momentanément leur sauver la vie en les faisant jeter en prison jusqu'à ce qu'ils donnent leur tête en juste dédommagement du mal fait ... Quant à l'endroit où ils ont enfoui le coffre et, qui sait ? le corps du malheureux percepteur, tu sauras le montrer exactement ...

Mon père ne s'était pas trompé. Après avoir arrêté Zacharie Gorel et ses fils, qui nièrent farouchement vol et crime, les gendarmes les conduisirent menottés, jusqu'au bord de la genêtaie, là où j'avais vu l'âme de Liza Gorel se pencher et faire les mouvements de creuser la terre afin de prendre, en vain, sa part et, sans doute, celle des autres en plus.
Leur hargne arrivait à cacher leur stupeur mais l'aîné claqua des dents lorsque les paysans requis commencèrent à enfoncer leurs bêches dans le sol herbeux.
On ne tarda pas à distinguer l'échine du coffre, bardé de rubans de fer malmenés par la rouille. On l'ouvrit. Tout l'or de l'Etat se trouvait là, réparti en sachets d'étoffe dont quelques-uns, moisis béaient du ventre et montraient ces manières de petits soleils qui mettent tant de chaleur dans la bourse de ceux qui les possèdent.
Le coffre enlevé, on vit ce tapis de coton verminé qui, jadis, avait du être marron : le dos de la veste du percepteur, lui toujours dedans jeté à plat ventre avec le manche d'un poignard planté entre les omoplates, os de la carcasse complètement nettoyés de leur chair par de goulus appétits de l'au-delà, dit-on, mais également, il faut bien le reconnaître, par ces infects monstres communs que sont les minuscules vers terrestres.

Aujourd'hui, avec le recul de quarante années, et l'expérience acquise à mon tour, cette histoire ne me surprend plus ; je dirai même, tout comme mon père, que je la trouve normale et dans l'ordre des "choses" secrètes que savent nos paysans bretons sans même savoir qu'ils le savent.

Claude SEIGNOLLE, Contes, récits et légendes des pays de France
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