Le conte suivant n'est pas un conte purement breton, débité en brezonnek et traduit de cet idiome pittoresque. L'Homme emborné m'a été raconté par un vieux sorcier de Konkoret, dans le Morbihan, à Konkoret même, ce vrai pays des vrais sorciers et sorcières. D'ailleurs, le nom l'atteste, puisque kored veut dire fées en bretons.
Il n'existe pas sous le soleil, dit-on, de pays où les bornes soient plus légères que dans ce bon Morbihan. Les pierres bornales y roulent comme des boules, ou disparaissent comme par enchantement. C'est singulier, mais cela se voit souvent. En voici un exemple.1
Il y avait une fois, entre Gaël et Mauron, un vieux journalier qui n'avait qu'un champ pour tout bien, et malheureusement, comme Mathurin était un peu licheur et paresseux, il trouvait son champ trop petit pour la soif qu'il avait, surtout en été. A côté du champ de Mathurin, il y avait un autre domaine, bien plus grand, et qui n'était séparé de l'autre que par une borne plantée entre deux sillons. Ce domaine appartenait à Jacques, un bon paysan de Saint-Léry, qui, ayant d'autres biens au soleil, ne venait pas tous les jours du côté de Gaël.
Voilà qu'un beau soir que Mathurin méditait, appuyé sur sa bêche dans son champ, tout près de la borne, il se disait, inspiré par l'envie qui le mordait : "Comme mon champ est petit, et comme celui de Jacques est grand ! En vérité, il est trop grand pour un seul. C'est une injustice ..."
Et il se rapprocha de la pierre bornale, qu'il frappa d'un coup de pied.
- Tiens, dit-il, la borne n'est pas bien solide : je crois qu'elle bouge.
Et il donna un second coup de pied :
- Non, pour sûr, elle n'est pas solide ; et puis la terre est si molle à cet endroit ... Oui, c'est fâcheux, car un pas plus loin, du côté du Jacques, le terrain est plus dur. Ah ! si la borne était là, on n'aurait pas peur de la renverser, rien qu'en la poussant ... Ma foi, la voilà en bas ... maintenant, il s'agit de la replanter.
A l'instant, le diable lui souffla dans l'oreille :
- Plante-la plus loin, dans le terrain solide.
- Tiens, qui est-ce qui m'a parlé ? dit Mathurin ... Personne ... Je croyais pourtant ... Oui, j'en suis certain, on me l'a dit : ma foi, ce sera mieux, car tous les sillons se ressemblent.
Et, tout en parlant ainsi, il se mit à faire un bon trou de l'autre côté du sillon, dans le terrain solide, comme il disait.
Mathurin suait à grosses gouttes, afin d'aller plus vite en besogne, car le jour baissait rapidement ; et chaque fois que Mathurin se reposait pour reprendre haleine, il entendait encore cette maudite voix lui disant :
- Allons peureux, ne t'arrête pas en si bon chemin.
Enfin, voilà le trou fait à la mesure de la borne, qui avait bien trois pieds de haut. Il n'y a plus qu'à la soulever, à la porter un pas seulement, et le tour est joué ; et Mathurin sera riche d'un sillon de plus ... Riche ! ... mais sa probité aura diminué d'une aume, pour le moins.
Bah ! qu'importe ! ... qu'importe ! ... Personne ne te voit, Mathurin ... Personne : la nuit sera noire tout à l'heure ... Personne ne saura : les nuages sont lourds et bas, et la pluie qui va tomber effacera tout. Personne ne t'épie : les sillons mouillés seront pareils demain matin, et le blé poussera ... Ah ! ah ! ah ! la bonne affaire ! ...
- Hein ! qui est-ce qui rit là-bas ? ... Personne.
Et voilà notre voleur de terre saisir la borne dans ses bras et de la presser avec force contre sa poitrine, qui en craque. Il la presse comme s'il l'aimait ardemment. Il la soulève ; il la porte ; il se baisse au-dessus du trou et ouvre les bras : la voilà ! ... Non ! malheur ! La borne ne glisse pas : la borne se cramponne aux os de Mathurin, comme la convoitise de son âme. Il recule, rompu, stupéfait, stupide. Il se secoue comme un cheval éreinté sous le harnais. Rien, rien ne bouge : la pierre est greffée sur ce tronc vivant.
- Malédiction ! hurle le voleur ; qui viendra me délivrer ? - Personne. - J'étouffe, je meurs ; au secours ! - Personne. - Je n'ai voulu que plaisanter. A l'aide, ami Jacques ; reprends ton sillon et ta borne. - Personne : la nuit est sombre et personne ne passe sur le chemin.
Bientôt, brisé par la fatigue et la terreur, Mathurin s'affaissa avec son fardeau, le pieds dans le trou qu'il avait creusé. Ainsi les traîtres finissent d'ordinaire par choir dans l'abîme ouvert par leur perfidie.
Le lendemain pourtant il fallut bien se tirer de là, ne fût-ce que pour manger. Mais que faire avec une borne sur l'estomac ? Impossible de rester au pays, de se montrer au village, ainsi accouplé à une affreuse borne. Après bien des efforts, Mathurin réussit enfin à gagner son logis, où il se reposa, en se régalant du seul morceau de galette moisie qui lui restait. Alors, il lui vint une bonne pensée : il se dit que, si quelque diable ou sorcier l'avait emborné, comme c'était probable, il n'y avait que Dieu qui pouvait le désemborner. or ce raisonnement était assez juste pour un homme aussi borné, n'est-il pas vrai ?
Il se mit donc en route pour la forêt voisine, où demeurait un saint ermite, dont les bonnes gens disaient des choses merveilleuses. Pour cacher sa borne, Mathurin avait pris sa blouse la plus grande et ressemblait ainsi à un tonneau ambulant. Tous les quatre pas, il était obligé de s'appuyer aux fossés. Quoiqu'il eût cherché un chemin détourné, il rencontra une bande de polissons des villages qui cueillaient des lucets dans le bois et le reconnurent.
- Tiens, dit l'un d'eux, voilà Mathurin le Nigaud, qui vient par ici. Holà ! Mathurin ! comme tu es engraissé depuis l'autre jour !
- Comme tu es enflé, vieux fainéant !
- C'est le cidre qu'il a bu à la dernière foire de Saint-Méen, qui bout dans son ventre, apparemment.
- Te voilà bossu par-devant, vieux licheur, dit un des vagabonds en le poussant.
- Où vas-tu donc avec ta bosse ? reprit un autre. Tu devrais au moins nous la montrer pour un sou.
Et les coquins, en tenant ces méchants propos, se mirent tous à pousser le malheureux qui roula, comme une pierre qu'il était à moitié, dans le fond d'un bourbier où ils le laissèrent se débattre. Il y serait mort sans doute, si le bon ermite de la forêt ne fût venu à passer par là. Voyant ce gros homme se rouler dans la mare, l'ermite ne perdit pas son temps à parlementer, comme on le fait souvent à la vue d'un malheureux qui se noie. Il le saisit par les jambes et le tira, non sans de grands efforts, sur le bord de la mare.
"Voilà un homme bien lourd, se disait le saint ermite, aussi lourd qu'un rocher. Mais il n'est pas mort ... Tiens, c'est Matho, de Gaël."
- Il faut que tu aies bu une fameuse quantité d'eau, mon pauvre ami, pour être enflé comme ela.
- Eh ! ce n'est pas l'eau que j'ai bue, répondit Mathurin en hésitant et d'un air piteux.
- Comment, misérable pêcheur, tu as donc absorbé une demi-barrique de cidre !
- Hélas ! non, non, mon père, dit notre ivrogne, en soupirant à cette aimable pensée.
- Alors, bonsoir, fit l'ermite : je m'en vais à mes affaires.
- Arrêtez, cria le paysan, c'est chez vous que j'allais, pour ... pour vous dire que ... que c'est une borne ... une borne que ...
- Que tu as avalée peut-être, malheureux ? Allons, tu veux te moquer de moi. Je n'ai que faire ici ... Ainsi donc, bonjour.
- Arrêtez, arrêtez, pour l'amour de Dieu ! cria Mathurin en joignant les mains. Ah ! je ne dis que la vérité. C'est bien une borne, une vraie borne ! Tenez, voyez plutôt.
Et le moine, ayant soulevé la blouse de Mathurin, vit en effet qu'il n'était ni plus ni moins que marié à une borne.
- Marié à une borne ! Je vous le demande, vit-on jamais pareille chose ici-bas ?
Le bon ermite réfléchit un instant, et dit à Mathurin :
- C'est ton péché qui s'est enté sur toi. Tu as voulu voler de la terre, sans doute ? Ainsi, il faut d'abord que tu consentes à restituer.
- Mais, soupira l'autre, je n'ai rien pris.
- Ah ! fais-y attention, reprit le moine, avoue, ou bien garde ta borne, avoue que tu as usurpé.
- Non, dit l'entêté, pas tout à fait, puisque j'étais seulement en train de ... de ... quand cette maudite pierre m'a sauté à la gorge.
- Tu mens, Matho ; c'est toi qui as fait des avances à la pierre. J'en suis certain. Avoue et repens-toi ; ou bien garde ce que tu as.
- Allons, j'a... j'avoue, balbutia le voleur en hésitant encore.
- Et tu rendras, Mathurin ?
- O... oui, je rendrai ... je rendrai la borne.
- La borne et la terre, entends-tu ?
- Et la terre, dit enfin le fourbe avec un gros soupir.
- A la bonne heure, dit l'ermite : maintenant je vais te remettre sur tes jambes ... Tiens bon ! A présent, voyage, voyage sans cesse, et chaque fois que tu rencontreras quelqu'un dans la peine, tâche de faire une action agréable au Tout-Puissant ; et puis tu diras, en frappant trois fois ta poitrine de granit : "Pan, pan, pan, où la mettrai-je ? ... où la mettrai-je ? ..." Si l'on te répond : "Mets-la où tu l'as prise", alors tu seras délivré par la volonté de Celui qui guérit tous les maux et remet tout à sa place. Adieu.
Là-dessus, le moine entra dans la forêt de Mathurin partit, avec sa borne en avant. Non loin de là, il rencontra un petit cheval maigre sur la lande et se dit naturellement que, s'il pouvait enfourcher le pauvre animal, il voyagerait aussi commodément qu'un maquignon de Moncontour.
Le cheval broutait l'herbe rare d'un ravin. Après plusieurs tentatives, Mathurin, en montant sur une butte de terre, réussit à se hisser sur la bête et joua des talons. Mais, hélas ! le pauvre bidet, au bout de trois ou quatre pas, tomba comme écrasé sur la lande pour ne plus se relever.
Et voilà encore notre homme à pied, avec son inséparable sur l'estomac.
Plus loin, un vieux charretier conduisait une charretée de pierres à bâtir. Le cheval paraissait fatigué : on montait une côte.
Mathurin, sans rien dire, se mit à pousser à la roue, et soufflait plus fort que le cheval.
- Merci, mon gros camarade, dit le charretier reconnaissant.
Puis, quand la côte fut gravie, Mathurin demanda la permission de monter dans la voiture, ce qui lui fut accordé ; mais, crac !! après deux tours de roues, voilà la charrette défoncée.
- Malédiction sur le lourdaud ! cria le conducteur ; ma charrette est cassée : vous êtes donc lourd comme du plomb ?
- Peu s'en faut, dit le malheureux : voyez, c'est une pierre que je porte.
Et Mathurin de faire : Pan, pan, pan, sur sa poitrine ; et de dire : "Où la mettrai-je ? Où la mettrai-je ?"
- Ca m'est bien égal, méchant bossu, répondit l'autre : garde-la, puisque tu l'as prise, et laisse-moi tranquille.
suite, message suivant ...