Un seigneur, bon homme, mais infatué de sa noblesse, avait pour fermier de sa terre un paysan à double face, bête et malin, avec lequel il aimait batailler, en propos seulement, ben entendu, et par manière de rire, comme on fait au village. Un jour, la discussion s'engage : "Il m'est arrivé en voyageant, dit le sire, mainte étrange aventure.. J'ai vu des choses merveilleuses, des splendeurs comme tu n'en as jamais rêvé. - C'est selon, notre sire. - J'ai vu par-delà les mers des choses que ton imagination ne saurait concevoir. - Je ne sais trop. Comment ? - Je ne sais trop, vous dis-je. - Tu l'avoueras toi-même. - Que non. - Que si."
Les têtes s'échauffent, les paris sont ouverts ; l'enjeu c'est le fermage. Celui-là doit gagner, qui, de l'aveu de son adversaire, contera la chose la plus impossible, la plus incroyable. A tout seigneur, tout honneur. Le sire commence, il raconte son voyage au Pérou. A beau mentir qui vient de loin. Il ne manque pas d'épisodes. La traversée est pleine d'incidents peu vraisemblables et presque miraculeux. Mais le paysan, qui l'écoute avec son air bonasse, répond invariablement qu'il a vu mieux encore.
- Voire, continue le sire, laisse achever. Quand nous arivâmes au palais du soleil, la magnificence de cette demeure nous éblouit. Les murs en étaient de marbre blanc ; les portes, façonnées de bois précieux et enrichies de diamants, avaient des ferrures d'or.
- Va toujours marmottait le fermier.
- Les tentures de brocart, d'or et de soie ; chaque salle était pavée de pierres précieuses d'un grand prix, et des colonnes d'or massif soutenaient des plafonds incrustés d'or et de pierreries, ect.
- C'était riche, j'en conviens, mais j'ai vu plus fort que tout cela.
- Alors dis-mi ce que tu as vu.
- Je m'avisai une fois de semer un grain de chènevis dans notre clos, en bonne terre, et où, à vrai dire, je n'avais pas ménagé la fumure. En quelques jours, le chanvre trésit, poussa, grandit, mais avec une telle vigueur qu'on le voyait monter à vue d'oeil, avec une tige, grosse, verte, rameuse à faire plaisir. Cette plante merveilleuse parut bientôt toucher le firmament. Je grimpai pour voir, de branche en branche, comme sur une échelle, et, arrivé tout en haut, je passai ma tête à travers le soleil qui n'est qu'un trou de la voute céleste.
- Ton conte me semble un peu assaisonné ; mais continue.
- Vous me croirez si vous voulez, mais le coeur vous bat bien fort à une hauteur pareille. Je vis pourtant très distinctement les plaines du paradis, avec leurs arbres chargés de fruits, des prés verts, des moissons, des troupeaux ... Je vis ... Mais de vrai, je n'oserai jamais, notre sire, vous raconter ce que je vis.
- Dis toujours.
- J'ai vu ... feu mon pauvre père que deux laquais galonnés portaient en litière. Il avait cet air sérieux que vous avez quelquefois, messire, et il était comme vous vêtu d'un pourpoint de beau drap bleu, avec une toque de velours. Puis, tout auprès de lui, j'ai vu ...
- Allons, dis donc ce que tu as vu.
- J'ai vu, las moi ! notre feu seigneur, votre père, tout dépenaillé, qui gardait des pourceaux...
- Tu mens, misérable. C'est impossible !
- Alors, sire, vous avez perdu.
Charles-Emilien THURIET, Traditions populaires du Jura, suivi de Traditions communes au Jura, au Doubs et à la Haute-Saône, 1877
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