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 L'Isabelle

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Joa
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MessageSujet: L'Isabelle   L'Isabelle EmptyMer 3 Jan - 23:12

Cette vente avait attiré à Rouen les plus acharnés collectionneurs, marchands et amateurs de Normandie. Les enchères portaient haut le degré de la fièvre collective. Les passions ne se cachaient pas, à tel point que l'âpreté se trahissait même chez des gens qui croyaient l'avoir définitivement habillée de belles manières. Mais il fallait reconnaître que les oeuvres proposées savaient chauffer l'envie des acheteurs.
J'étais là, en curieux : en besoin de distraction, avouerai-je, car il en faut de temps à autre, à Rouen comme ailleurs, pour soulager la pesante vie de province.
A un moment, une toile de l'école du Titien, altérée mais embellie d'un trouble voile laissé par les siècles poudreux, obtint un spontané murmure d'admiration.
J'entendis à côté de moi deux connaisseurs la commenter avec désir. Et l'in deux eut cette phrase qui me saisit et m'attrista, sans cependant me surprendre :
- Quel dommage que le comte de R... ne soit plus de ce monde ... Il en aurait fait son affaire.
Le comte de R..., propriétaire du château de C ..., mort !
Il avait donc fini par succomber ... Mais comment aurait-il pu en être autrement !
Je n'aprouvais plus aucun plaisir à rester là. Je partis aussitôt et rentrai chez moi bouleversé, non pas tant par sa mort mais par les causes de celle-ci que j'étais probablement seul à connaître et que je ne pus m'empêcher de repenser en détail.

Quelques mois auparavant je m'étais rendu au château de C ... perdu entre deux forêts. Onze heure du soir approchaient et la nuit semblait s'opposer à ce que je le trouve aisément.

Seul sur la route, je regrettais d'avoir refusé pour guide le jeune garçon de l'auberge de Conches, où je venais de retenir une chambre. Mais je tenais à respecter le désir du châtelain, mon futur client, qui, sans préciser ses raisons, m'avait fait demander à Rouen où je dirige une entreprise réputée dans la réfection des bâtiments de classe, monuments ou châteaux. Il exigeait que je vinsse seul et à son heure : c'est-à-dire uniquement entre onze heures et minuit, ni avant, ni après ; ce qui ne pouvait être que le fait d'un original comme il y en a tant chez les gentilshommes normands.
Enfin, une pancarte m'aida. Je m'engageai dans une claire allée sableuse, étreinte par des haies plus noires que la nuit et je ne tardai pas à apercevoir au loin une lueur mouvante qui, sur la façade du château, déplaçait à larges battements son aile d'ombre, telle une oriflamme médiévale.
Lorsque j'y parvins, je vis qu'elle était produite par une torche fichée sur le perron d'un escalier à double révolution. et je me fis la remarque que le maître des lieux servait à souhait sa réputation d'ennemi du progrès.
Je montai sans hésiter et, après avoir dépassé la torche dont l'intensité grésillante m'aveugla un instant, tout en me suffoquant avec son âcre et épaisse fumée résineuse, j'aperçus monsieur de R ..., semblable à une apparition soudaine et mystérieuse, comme provoquée par ce luminaire d'un autre âge.
Il attendait, immobile dans le prolongement de la porte ouverte, au centre de la vaste salle d'entrée. La lampe à pétrole qu'il tenait l'éclairait à partir de la taille, me donnant plus l'impression d'un buste posé en décoration sur la pénombre que d'un homme entier et vivant.
Il ne se raidit ni ne s'anima lorsque je m'arrêtai sur le seuil, retenu par son silence. Je me fis connaître, me montrant ensuite, à contre-situation, prolixe de remarques sur les difficultés pour un ignorant de sa région de trouver seul, en pleine nuit, un château aussi isolé que le sien. Et je forçai le ton afin de me dégager d'une gêne, due au physique et au mutisme de ce seigneur hautain vivant à l'ancienne, assurément habitué à traiter ses domestiques en serfs et fort capable de fouetter lui-même quiconque sur un simple mouvement d'humeur.
Monsieur de R ..., était un homme voûté mais grand et, à voir ses vêtements qui, devenus trop larges, plissaient sur son corps amaigri, je réalisait combien sa brusque "dépérition", comme me l'avait dit l'aubergiste, de qui je tenais également bien d'autres détails sur ce châtealain, était effrayante, lui qui encore deux mois auparavant, large et massif, respirait au galop de son cheval et vivait avec l'ardeur de dix ancêtres restés crochés en lui.

Mais, bien qu'averti de son mal secret - dont personne ne connaissait la nature, ni la cause, puisque, fermant sa porte, il avait chassé une fois pour toutes médecins et domesticité, ne gardant que son palefrenier qui nourrissait chevaux et maître - j'avais peine à dissimuler ma stupeur : il paraissait avoir soixante ans alors que je lui en savais seulement trente-huit !
Mon jugement immédiat fut que monsieur de R ... était la proie d'un impitoyable cancer rongeur, et qu'avec son caractère de solitaire orgueilleux, il ne désirait plus que mourir seul et en paix tel, dans sa bauge, un sanglier blessé laisse la mort manoeuvrer à sa guise.
Enfin, de sa main libre, il me fit signe d'avancer.
Une fois près delui, je crus lire sur son visage creux et flétri une joie intérieure, sans nul doute reflets trompeurs d'un impropice jeu d'ombres.
Et pourtant non, ses yeux brillaient nettement de cette sorte d'exaltation voluptueuse que provoquent certaines fièvres extatiques ; à moins que ce ne fût l'effet d'une drogue, vice expliquant ainsi la fulgurante dégradation physique de cet homme.
Il ne me laissa pas juger plus longtemps de son état ; se détournant, il s'éloigna, me donnant à comprendre de le suivre.
Nous traversâmes plusieurs salles austères que la lumière jaunâtre animait irréellement. Je suivais silencieux, oppressé par des sensations contradictoires. Mais, en me trouvant face à l'inattendu et affligeant spectacle du rez-de-chaussée de l'aile où nous arrivâmes, je fus tout de suite professionnellement accaparé.
Un incendie, assez récent à juger par l'odeur qui régnait encore, l'avait entièrement brûlé jusqu'à la pierre. Le plafond s'était en partie effondré, entraînant plâtre et mobilier de l'étage supérieur, faisant au milieu de la pièce un cône de débris calcinés. Le feu avait pu être muselé avant d'atteindre les combles. Partout, dans une boue noirâtre, cendres et eau, gisaient des restes de tapis, de tableaux et d'objets d'art détruits, laissés tels qu'au moment du désastre.
A part les pertes mobilières et artistiques qui devaient être considérables, je jugeai qu'à eux seuls, les travaux nous concernant seraient longs, délicats et coûteux.

Ce que je dis au comte de R ... qui, toujours muet, promenanit sa lampe avec une croissante lassitude à moins que ce ne fût de l'indifférence, et, tout à la fois, des impatiences qu'il ne pouvait contrôler et qui me valaient d'intempestifs déplacements d'éclairage.
Je lui demandai alors l'autorisation de revenir le lendemain afin de juger les lieux au grand jour et d'établir plus commodément mon devis.
Là, il se décida à parler - à vrai dire sa voix laissa exploser une qui n'était pas compatible avec la maladie traînante que je lui supposais.
Elle me fouetta de surprise.
Il ne voulait personne chez lui autrement qu'entre onze heures et minuit. Heure à laquelle il se sustentait ; la seule où il était libre de recevoir.
Le ton était impératif.
Cependant, je lui fis remarquer qu'il ne nous était pas possible de ne travailler qu'une heure par nuit ; non seulement, à cette cadence il y en aurait pour des années mais encore l'heure ne conviendrait à aucun de nos ouvriers.
Il me rétorqua qu'il paierait ce qu'il faudrait ou il laisserait les lieux dans cet état.
Et, pour bien souligner la fermeté de son propos, il me reconduisit aussitôt à grands pas, mettant ainsi fin à ma visite.
Je compris que cet homme ferait comme il l'entendait. Il n'était ni fou, ni malade et je réalisai soudain qu'il devait se trouver aux prises avec un drame coriace qui le menait plus implacablement encore. Aussi, ma curiosité en fut-elle excitée et, comme toujours dans ces cas-là, m'obligea à ruser afin de savoir.
Je le complimentai donc, hypocritement, pour la vaillance de caractère qu'il montrait en ne tergiversant pas dans ses désirs, lui laissant entendre qu'il avait grandement raison de mener sa vie de la façon qui lui convenait, dût-il passer pour un sauvage ! Puis, je parlai, comme cela, sans trop marquer l'intention de mon oncle, le magistrat connu et expert réputé de l'école flamande ; de mes cousins qui possédaient un haras célèbre dans la région de Caen, de mes autres parents qui ... Enfin, par un subtil cheminement, sous couvert d'un anodin soliloque, je cherchais à m'insinuer dans sa confiance, si toutefois il connaissait ce sentiment !
Ma manoeuvre réussit ; il se retourna vers moi et je vis que je lui redonnais le goût d'un contact extérieur.

Profitant alors de cette faveur à vrai dire inespérée, je lui dis, à brûle-pourpoint et avec un élan juvénile :
- Monsieur, je crois comprendre qu'un grand tourment vous retient hors du monde ... Que ce soit votre santé ou une autre cause, il y a toujours un remède à tout, ne serait-ce que celui de ne pas rester seul à porter un pesant fardeau ... Si je puis vous en soulager de cette façon ...
Je regrettai aussitôt d'avoir dévoilé ma curiosité avec tant de naïveté et je m'attendis à être promptement mis à la porte.
A mon grand étonnement, le comte de R ... eut un terne mais indulgent sourire et me dévisagea pour peser ma sincérité ; puis, m'ayant sans doute jugé digne de sympathie, il me répondit avec une subtile amertume :
- Au rythme où vont les choses, ni vous ni personne ne pouvez rien pour moi ... et, quoi que j'en éprouve en bien ou en mal, je suis un être condamné à user ses forces jusqu'à leur ultime limite dans les plus brefs délais ... Regardez la mèche de cette lampe ... si je la sortais entièrement elle flamberait dix fois plus vite et s'éteindrait, calcinée après avoir rapidement brûlé tout son pétrole ... N'est-ce pas ? ...
Et il me raconta ...

... En mars dernier, j'allai à cette vente dont vous avez certainement entendu parler, où on dispersait la collection de Kerger, l'ancien ministre, grand voyageur et riche industriel. Il y avait là quelques chefs-d'oeuvre, tant en objets d'art qu'en tableaux. Pour ma part, je désirais deux toiles ; l'une, d'un petit maître florentin, m'échappa aux derniers mille francs ; mais l'autre, cataloguée comme nu du Second Empire bien qu'habillée d'une couche de temps sale et grasse dont la seule partie propre était ce visage de blonde, brillant d'une attirante joie sensuelle qui me l'avait fait distinguer des autres, me fut adjugée après quelques faibles mises sans enthousiasme.
Mais, une fois sorti de la salle, me retrouvant dans ma voiture en compagnie de cette acquisition qui, de grandeur nature, était encombrante dans son cadre quelconque dont la moulure s'effritait à chaque déplacement, je ne pus que regretter mon choix. De plus, l'impitoyable lumière du jour soulignait jusqu'au dégoût un demi-siècle de négligences rares, à croire que ce tableau était toujours resté face à l'haleine d'une cheminée, ou, et j'hésite à le dire, dans une porcherie.
Le cartouche lui-même était illisible, badigeonné d'une couche de peinture ocre, à la colle, mais que l'ongle écaillait facilement. Quand à la signature, il me faudrait, pour la découvrir, soulever la frange de ce vêtement de pudeur qui maculait le corps de cette femme aux formes indistinctes.

Cependant, une fois arrivé ici, au château, ma curiosité ayant fait son chemin, je n'avais déjà plus les mêmes regrets : j'allais pouvoir me livrer au plaisir de la recréer. Je veux dire par là qu'avec l'aide d'ingrédients que je sais efficacement utiliser, j'allais pouvoir nettoyer de ses impuretés cette oeuvre peut-être de valeur.
Ayant acheté à bas prix, donc sans risque de mauvaise affaire, une inconnue au visage captivant, ce me serait un cadeau de jouir à la révélation de son corps ; en fait judicieusement protégé des altérations extérieures par cette crasse providentielle.
Je fis porter et poser le tableau sur la grande table du salon et, sans plus attendre, pour me familiariser tout de suite avec une légende, un nom ou une date, je grattai le cartouche avec précaution.
De grandes lettres noires apparurent sur un fond vieil or, et, bientôt, je pus lire :


ISABELLE

C'était donc une Isabelle, anonyme certes puisque seul son prénom figurait là, sans autre détail, mais il personnalisa pour moi le visage de l'inconnue au corps souillé.
Je dis bien : "souillé", car, en examinant mieux le voile de matière opaque qui la recouvrait, je vis qu'on l'avait volontairement répandue, barbouillant de plusieurs épaisseurs les parties nues, épargnant le décor, mais procédant de façon à cacher ce qui devait choquer une morale rétrograde de bourgeois pudibond.
Mon désir de mener à bien cette délivrance s'en trouva d'autant cravaché. Qu'allais-je découvrir : un monstre de lubricité, ou un ange de pureté ?
Je remis cette tâche au lendemain et je reconnais que je soupai avec l'appétit d'un homme qui vient de réussir la difficile conquête d'un être ayant échappé à l'usure du temps ainsi qu'à la vue de ses rivaux et précédents proprétaires.
Et je dormis en puissance de femme - qu'importait que celle-ci fût de peinture ! Réveillé, je m'empressai d'aller la retrouver, attiré par les joies que je pressentais.
Me penchant sur sa presque tombe, je la désensevelissais, couche après couche, patiemment, usant de toute l'adresse nécessaire ; dégageant d'abord ses jambes, aux cuisses chaudes de leur teinte de chair rosâtre et pleine ; puis ses hanches ; à peine plus large que celles de la Maja habillée de Goya ; son ventre, au bas légèrement duveteux ; sa taille étroite, faite pour satisfaire à l'exigence des mains, nos naturels étaux de possession ; et je découvrais sa poitrine ... sa poitrine hardie, là, comme vivante, épanouie et tentante d'un baiser que je lui donnai d'une frôlée de lèvres, tel un amant fasciné qui offre bien plus par ce simple hommage à la chair qu'en une nuit d'ardeurs incessantes.

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MessageSujet: Re: L'Isabelle   L'Isabelle EmptyMer 3 Jan - 23:13

... suite

Son visage, cerclé de cheveux blonds et courts, en diadème, était, je vous l'ai déjà dit, sensuel jusqu'au trouble. Mais, une fois qu'Isabelle fut entièrement nue, allongée et alanguie ; abandonnée, mais offerte, épaules et bras à demi tendus vers celui qui voudrait d'elle, ses yeux parurent s'animer d'un plus violent et précis désir qui, bien que figé, me pénétra au point de me donner envie d'elle.
Je fis enlever dans la salle d'honneur, où je mettais mes belles pièces, plusieurs toiles du mur le plus favorable à la nouvelle venue et, sur un large espace vide et clair, je l'accrochai en lui laissant les marges de son rang : tout comme si je la sacrais Reine : la Reine de mon château, elle qui, déjà, l'était de ma respectueuse âme de collectionneur.
Je remis à plus tard de la recouvrir d'un fin vernis.
Et, assis face à cette Isabelle ressuscitée par et pour moi, je finis la soirée stupidement naïf à la rêver vivante et désireuse de moi.

Tant et si bien que, couché et ayant éteint ma lampe, je continuai à l'imaginer, là. Et, si violente était mon envie physique que je m'assoupis, lèvres pressées sur mon oreiller.
La chance devait être attentive à mon besoin car, après un espace de temps que je ne sus mesurer, j'entendis, tamisé par mon demi-sommeil, bruire le doux sifflement des gonds de ma porte : Jasmine ! ... Ma discrète et jeune servante venait comme souvent, lorsque, par quel discret avertissement ? elle sentait que l'homme désirait la femme. Une senteur, une onde quittant nos sens et allant à celle qu'il nous faut et qui accourt ? C'est certainement cela.
Je me réveillai mais je continuai à feindre de dormir, afin d'ajouter à mon plaisir berceur. Jasmine se glissa à côté de moi avec cette retenue inquiète que j'aimais d'elle : la crainte de courroucer son maître en le tirant du sommeil; d'être chassée, et, en même temps, le désir d'être caressée par la même force changée en de tendres affleurements qui la feraient frémir d'une sourde jouissance, autant que, rejetée et mise à la porte, elle aurait frémi de peur et de regrets.

Jasmine venait s'offrir avec une telle envie que son ventre et ses cuisses, que je touchai par mégarde en faisant celui qui se retourne pour mieux garder le sommeil, me parurent sortir de quelque four magique où l'on enfourne les amantes afin de les chauffer au degré propice à une passagère mais violente luxure. Aussi ne résistai-je pas longtemps à son appel.
Me retournant vers elle, je l'étreignis, joignant mon désir au sien au point de me sentir étinceler d'une jouissance désordonnée, encore jamais ressentie, nouvelle, inventive et interminable d'un subtil cheminement qui aboutissait partout dans mon corps offert.
Et je fus voluptueusement épuisé, détruit, mort.
Revenu à la réalité, je louai le hasard béni qui m'avait fait engager Jasmine, adroite servante, pour le service général du château et qui me servait mieux encore en particulier. Discrète Jasmine, aux vingt ans à fleur de peau, qui, cette nuit-là, parvint à tout me faire oublier derrière une étamine de plaisir : soucis, dettes, conflits et même ... même l'Isabelle !
Jasmine m'ayant offert le meilleur de sa sève et de sa jeunesse, je voulus également me réjouir l'oeil en la regardant embellie, elle, silencieuse et peut-être évanouie de m'avoir trop donné. Je me dressai pour allumer la lampe posée sur ma table de chevet.
Elle dut comprendre mon intention et sa main retint mon bras.
C'était bien la première fois qu'elle osait s'opposer à un geste autre que ceux de l'amour. Mais je n'y attachai aucune importance, et ce nouveau contact de nos peaux fit qu'encore nous flambâmes de l'envie de l'autre.
Cette fois je restai, me sembla-t-il, des heures anéanti et, ayant enfin retrouvé ma volonté, je pensai que Jasmine était depuis longtemps repartie.
Non, le la sentis toujours là, mais en profond sommeil.
Je voulus la voir et parfaire ainsi les merveilleuses sensations qu'elle m'avait prodiguées.
J'allumai et me tournai vers elle.
Le bond de stupeur que je fis me sortit du lit.
Tremblant d'effroi, je voyais non Jasmine, mais ... mais la jeune femme nue du tableau ! ... L'Isabelle ! Isabelle elle-même, assoupie dans une pose autre que celle voulue par le peintre qui l'avait créée ... Isabelle, en sommeil telle une vivante épuisée d'amour ... Isabelle avec qui j'étais allé au coeur des raffinements ! ...

Isabelle ! mais ce ne pouvait être possible ... Et, pour ma part, je n'ai jamais accordé le moindre crédit à ces charlatans de l'esprit qui prêtent existence aux revenants, fantômes et autres pantins de l'au-delà ... Non, tout cela ne saurait être possible ... Et, pourtant je voyais réellement Isabelle en chair alors que je la savais simple rapprochement de diverses couleurs expressives, posées au nom de l'Art sur une toile par des pinceaux qui, sans doute, avaient également et indifféremment servi à emprisonner, sur d'autres toiles, là un monument, un vieux notaire ou quelques motifs floraux.
C'était impossible et cependant !
Alors, passant ma robe de chambre et prenant la lampe, je me rendis dans la salle où le tableau se trouvait accroché.
Là, assommé par l'incroyable vérité, je chancelai.
La toile était vide d'Isabelle !
Il n'y avait plus aucune trace de son corps ; seules subsistaient, autour de son emplacement vierge, les vagues teintes qui faisaient le fond.

Mais, bien que saisi jusqu'au vertige, le plaisir courait toujours dans mes sens et ce qui aurait dû me paraître un cauchemar réel, à fuir au plus vite avant qu'il ne me rende fou, fit que je me découvris amoureux éperdu de cette Isabelle à la fois impossible et possible.
Je jugeai donc qu'une incroyable faveur venait de m'être accordée - comment et pourquoi ? je ne me questionnai pas - dont je devais coûte que coûte profiter sans perdre de temps ; détruire la toile un moment vide d'Isabelle afin que, ne pouvant plus revenir s'y fixer, elle reste à jamais avec moi gardien jaloux de mon bien.
Je n'hésitai pas une seconde. Enlevant le verre de ma lampe, montant la flamme, je l'approchai du cadre et mis le feu au bois vermoulu.
Et, de voir flamber, de voir disparaître en fumée le tombeau de toile d'Isabelle jusque-là comme en purgatoire, fit que j'éprouvai l'euphorie de me sentir désigné pour lui permettre un Paradis attendu ... le mien.
Bien sûr, le feu se propagea ; se jetant sur le voisinage, il s'attaqua aux tentures et au mobilier ; mais mon exaltation était telle, d'avoir à présent Isabelle pour prisonnière, que peu m'importait que ce fût au prix de ma collection entière et, même, du château.

Soudain traversé par un doute atroce, je courus à ma chambre : et si, détruisant le tableau d'Isabelle, je venais de la détruire elle-même.
Non, elle se trouvait toujours sur ma couche, assoupie, abandonnée au désir vainqueur. Alors, fermant la porte sur elle, faisant double tour de serrure, je revins à l'incendie pour essayer de sauver cette demeure jusqu'ici vide et triste mais qui, maintenant, allait rayonner d'Isabelle, ma passion.
Mes domestiques chassaient déjà les flammes avec acharnement. Je m'opposai à ce que l'on alertât des étrangers car je ne voulais pas que ceux-ci, sous couvert de sécurité générale, visitant tout le château, ne découvrent et dérangent Isabelle, colportant partout son existence, alors qu'il m'était plus facile de museler mes gens par la menace.
L'incendie maîtrisé, je les congédiai, et, tant j'avais hâte de retrouver Isabelle enfin libre et à moi, j'exigeai qu'on me laissât en paix, quoi qu'il advienne.
Elle dormait toujours et, lorsque je fus à nouveau à côté d'elle, dans sa chaleur, je commençai à croire que j'avais rêvé le tableau.
A mon contact, elle se réveilla et, restant dans son silence d'énamourée, elle se pressa contre moi.
Nous nous aimâmes jusqu'à l'aube.
Et le drame fusa qui m'étreignit et faillit m'anéantir.
Avec la clarté du jour naissant, son désir cessa et elle montra une vive impatience. Je ne pus l'empêcher de se lever tant elle le fit si rapidement et, avant que je me sois précipité pour la retenir, elle était déjà partie.
Je ne doutais pas un instant qu'obéissant à son état diurne, elle voulait rejoindre sa toile d'immortalité. Aussi calmai-je mon désir de la suivre, trouvant plus prudent de l'attendre, là, dans cette chambre qui allait, par force, devenir son royaume nocturne. Et, m'empressant de tirer les doubles rideaux bord contre bord, je décidai de ne jamais plus y laisser passer le moindre trait du jour.
Ne doutant pas qu'elle reviendrait aussi vite qu'elle était partie, heureuse de trouver ma protection, je l'attendis avec la joie inquiète de celui qui vient de jouer un méchant tour mais qui compte sur l'humeur compréhensive et pardonnante de sa victime.
Je savais que, ne pouvant parler, Isabelle vivait par ses gestes et ses yeux. Aussi, à défaut des mots consolants à dire, je préparais des regards consolateurs et désireux d'un pardon que je savais mériter.

Elle revint ...
Elle entra, affolée ; referma la porte et s'y appuya avec atterrement.
Son corps tremblait comme saisi de démence.
Son visage exprimait la la plus cruelle qu'il m'ait été donné de contempler.
Isabelle se tenait là, monstrueuse de dépit.
Enfin, elle s'apaisa et, les bras tendus, vint à moi qui l'espérais malgré et contre tout ; l'acceptant, qui fût-elle.
Mais je devinais qu'elle n'agissait plus d'elle-même. Elle s'approchait avec un horrible pas de somnambule ; une implacable marche d'automate.
Elle me revenait, apparemment inconsciente de moi.
Je la laissai m'étreindre.
Elle me serra fortement dans ses bras ; ils n'étaient plus que tièdes.
Je la sentis entière contre moi, elle mollissait, certaines parties déjà fluides.
Alors, épouvanté, je compris qu'elle se déposait sur mon corps sans que je puisse l'en empêcher : Isabelle se décomposait en ses couleurs qui me recouvraient à larges touches comme si j'étais une toile : la toile d'Isabelle !
Je les sentais couler partout sur ma peau, d'abord douces de tiédeur ; mais devenant épaisses et glaciales, elles m'imprégnèrent du froid de la mort et y séchant, s'incrustèrent jusqu'au plus profond de ma chair.
Incapable du moindre mouvement, raidi sur place, je ne pus bientôt continuer à me tenir debout.
Devenu une rigide statue d'homme tatoué d'une chatoyante Isabelle sans âme, je tombai à la renverse.

Je restai ainsi toute la journée, étreint par l'autre Isabelle indifférente mais douloureuse à mon être physique comme pétrifié ; souffrant à terre les mille martyres de la paralysie torturante alors que mon esprit, libre d'aller partout, pouvait juger mon impitoyable et incroyable situation.

Et, tant que ce fut le jour, je haïssais Isabelle comme personne jusque-là.
Mais, la nuit revenue, je me sentis lentement délivré de cette mort qui n'était pas la mienne. Le froid et la raideur firent place à la tiédeur renaissante ; puis je m'allégeai lentement, et retrouvai ma souplesse habituelle.
Alors, délivré d'Isabelle, je la vis devant moi, ardente, défaite de moi comme de sa toile. Et elle fut tout de suite le soleil qui acheva de me ranimer.
Prenant passionément mon visage entre ses mains, elle put y comprendre combien j'avais souffert par elle.
Nous pleurâmes ensembles de longues larmes amères et grisantes.
Et nous nous aimâmes, fous l'un de l'autre.

Tel est à présent mon sort : je vous ai suggéré l'image de cette mèche qui, sortie, brûlerait à vue d'oeil toutes ses forces de pétrole ...
Chaque jour je souffre d'un glacial et momentané trépas ; chaque nuit délivré, entier à l'amour brûlant, je me consume rapidement.
Tour à tour, je hais et j'aime Isabelle, ma nymphomane.
Combien de temps encore pourrais-je tenir avec - hélas, je m'en rends compte maintenant ! - mes frêles puissances de vivant ? ...

... J'étais effaré et tellement conditionné par le climat ambiant, ainsi que par la sincérité de cette ruine d'homme, qu'il me sembla entendre claquer une porte à l'étage.
Il acheva de me reconduire.
- ... Elle attend, me dit-il doucement ... à présent il faut que je vous quitte ... Je vous devine d'honneur pour taire ma désespérante et radieuse vérité ... Et, si cela vous est possible, oubliez-la ... Adieu, monsieur.
Il monta aussitôt dans sa chambre.
Je partis.
Longtemps après, arrivé à Conches, je sortis d'une telle brume intérieure que je crus m'être réveillé là.

Claude SEIGNOLLE, Contes, récits et légendes des pays de France.
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