La tradition raconte que certains groupes de fées vivaient en communauté avec leurs maris (les fés ou féetauds) et leurs enfants. Mais les fés sont peu représentés dans les contes et y jouent un rôle généralement très effacé. Le Fé amoureux est l'une de rares histoires qui fassent exception à la règle.
Un fé, et bien mal lui en prit, s'énamoura d'une jolie paysanne, aussi vertueuse que belle. Chaque soir, il se rendait dans la maison où elle filait près de l'âtre, et là, assis sur un escabeau, il passait des heures entières à la contempler. La jeune femme, fort peu flattée de ces assiduités, finit par prévenir son mari des visites importunes du mystérieux personnage. Le mari, furieux, jura de se venger, et médita un terrible châtiment contre l'audacieux violateur de son domicile. Il recommanda à sa femme d'être comme à l'ordinaire avec le lutin, pour ne point le mettre en garde, et d'avoir soin seulement de lui dire, tout en causant, que lui, son mari, s'appelait Moi-Même. La jeune femme mit à exécution ces recommandations.
Dès le lendemain, le fé revient, comme d'habitude, et se dirige vers sa place accoutumée. Près de l'âtre, ainsi qu'à l'ordinaire, une personne filait, ou plutôt faisait semblant de filer ; mais au lieu de la villageoise, c'était le mari, revêtu des habits de sa femme. Le coeur de l'amoureux ne se méprit point de ce déguisement. "Où donc, dit-il en rentrant, est la belle d'hier, qui file, file, et atourole toujours ? Car toi tu tournes toujours, et tu n'atouroles pas." Malgré l'absence de sa belle, espérant sans doute qu'elle va venir, le lutin s'assied à sa place de prédilection. Mais aussitôt il se relève furieux, se tord de douleur, et s'enfuit en poussant des cris lamentables. Les lutins, qui l'attendaient au haut de la cheminée, lui demandent ce qu'il a. "Je suis brûlé, crie-t-il sans relâche. - Et qui donc t'a brûlé ? - C'est Moi-Même." Ses compagnons se moquèrent de lui, et l'abandonnèrent dans son malheur.
Que lui était-il donc arrivé ? Le perfide paysan avait fait rougir une galetière en tôle, et l'avait placée sur le siège de l'amoureux. Grâce à la précaution qu'il avait eue de faire croire au fé qu'il se nommait Moi-Même, le rusé campagnard échappa à la vengeance des lutins.
Almanach de l'Orne, 1863