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 La folle d'Auray

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Joa
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Joa


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MessageSujet: La folle d'Auray   La folle d'Auray EmptyMer 17 Jan - 11:27

Lorsqu'une partie du Morbihan se souleva pendant les Cent Jours, on sait qu'un combat s'engagea près d'Auray entre les insurgés et les Bleus. Ce ne fut qu'un échantillon de guerre civile, un "fac-similé" de 1793 ; et cependant, l'affaire eut assez de gravité pour laisser un nombre d'hommes cuver leur sang dans les douves des chemins creux. Ce fut là qu'on trouva presque tous les cadavres, et, comme le remarqua avec une farouche naïveté le maire chargé de déblayer le champ de bataille, "cela avait l'air des suites d'un pardon, et de braves gens qui s'étaient endormis dans le vin". Malheureusement, peu de ces dormeurs se réveillèrent.
Le lendemain du combat, de bon matin, une femme se rendait aux champs, la faucille sur le bras. Tout en marchant le long du chemin qu'elle suivait, elle regardait curieusement de tous côtés. Autour d'elle, les arbres étaient troués de balles, les buissons brisés et la terre piétinée. De loin en loin, on voyait la route semée de boutons, de cheveux, de brins de laine tordus arrachés à des épaulettes, de papier à cartouches, de lambeaux de chapeaux bretons percés par le plomb ou la baïonnette et de flaques de sang à demi-figé. Tout indiqué qu'un engagement vif et récent avait eu lieu dans cet endroit. Quant aux cadavres, ils avaient disparu. Les paysans étaient venus, pendant la nuit, leur donner la sépulture ; et les femmes avaient parcouru le champ de bataille, le bissac sur l'épaule, dépouillant tour à tour les morts ennemis, et disant une prière pour les leurs. On parlait même de riches butins faits ainsi par quelques-unes, et l'on aurait pu croire que la jeune paysanne y songeait, à voir sa préoccupation et l'espèce d'attention avec laquelle son oeil scrutait les halliers des deux côtés du chemin.
Elle était enfin arrivée à un endroit plus large, presque entièrement occupé par un marécage touffu, et elle commençait à presser le pas, comme si elle eût renoncé à toute espérance, lorsqu'elle vit les roseaux du marais s'agiter ; un cliquetis de fer retentit, la pointe d'une baïonnette apparut, puis une figure sanglante se souleva avec effort.

La Bretonne s'arrêta court. Elle ne jeta pas le moindre cri, mais elle serra plus fortement le manche de sa faucille.
Cependant, des gestes et quelques mots prononcés en breton du pays l'engagèrent à s'approcher. Elle fit deux ou trois pas dans les herbages.
Le blessé était parvenu à se mettre à genoux, en s'appuyant sur son fusil ; et la paysanne vit à sa veste bleue garnie de boutons pressés que c'était un marin (plusieurs compagnies de marin se trouvèrent à la journée d'Auray, et combattirent, près de Fédérés, avec le plus grand courage).
Elle s'arrêta de nouveau, indécise ; mais il lui cria d'approcher en lui disant qu'il ne voulait point lui faire de mal ; qu'il pouvait d'ailleurs à peine remuer, ayant eu la jambe fracassée d'une balle.
La paysanne, enhardie, avança de quelques pas.
- Que voulez-vous ? demanda-t-elle brièvement.
- Y a-t-il des Bleus ici-près ?
- Les Bleus sont partis.
- Partis !... Et depuis quand ?
- Depuis hier.
- Ce n'est pas possible ! s'écria le marin. Est-ce que nous n'avons pas été les plus forts ?
La paysanne ne répondit rien. Elle resta droite et impassible comme si elle n'eût pas entendu. Elle mentait pourtant, car les Bleus étaient à Auray.
Le marin recommença ses questions : elle y répondit de manière à lui persuader qu'il était abandonné et sans espoir de secours. Blessé la veille, lorsqu'il tiraillait contre les Chouans, vers la fin du jour, le malheureux avait passé la nuit dans les roseaux du marais sans pouvoir faire un mouvement, et torturé par d'atroces souffrances. Il avait espéré que le jour lui permettrait de faire connaître sa situation à ses compagnons ; mais la nouvelle de leur départ le jeta dans le désespoir. La force lui manquait pour quitter le lieu où il se trouvait et, lors même qu'il l'eût trouvée, il craignait en se montrant d'être assassiné par les Chouans. Il lui sembla donc qu'il n'avait plus d'espoir que dans la jeune paysanne qu'il venait de rencontrer. Lui-même était du pays. Son père et ses frères, pêcheurs à Locmariaquer, pouvaient le sauver en le venant chercher. Il conjura la jeune fille de les aller trouver ; il employa les supplications les plus pressantes, les pleurs, les menaces même ; mais celle-ci resta insensible à tout. Ses regards ardents roulaient autour d'elle, puis se fixaient sur le marin qui était à ses pieds. Elle s'approcha enfin vivement de lui, et d'une voix brève et hardie :
- Si tu veux que j'aille à Locmariaquer, dit-elle, donne-moi ta montre.

Et, en parlant ainsi, elle voulut saisir le cordon qui retenait celle-ci ; mais le blessé se jeta en arrière et fit un effort pour la repousser.
- Après, après, dit-il... quand tu reviendras. Je te donnerai ma montre et l'argent avec...
- En as-tu ? demanda la paysanne.
- J'en ai.
- Où est-il ?
- Là.
- Montre-le moi ?
- Me promets-tu de me sauver après ?
- Montre-moi l'argent.
- Tu vas le voir.
Le confiant marin se pencha sur son havresac qu'il avait détaché, et qui était auprès de lui ; ses deux mains commencèrent à en déboucler avec peine les courroies.
Au même instant, la Bretonne fit un pas en arrière pour prendre de l'espace et lui déchargea sur la tête un coup de faucille qui lui ouvrit le crâne. Il ne poussa qu'un soupir ; ses deux bras se raidirent et il tomba la face sur le havresac.
Alors la jeune fille prit la montre, l'argent, les vêtements ; elle lava tranquillement dans la mare ses pieds qui étaient pleins de sang, puis alla aux champs couper son faix d'herbe, et revint à la maison. En arrivant elle jeta sur son coffre tout ce qu'elle avait pris au marin, en disant :
- J'ai trouvé le corps d'un Bleu ; voilà ce qu'il avait.
On s'extasia sur son bonheur ; et les choses en restèrent là.
Mais, le soir même, le cadavre fut reconnu par la famille. Bientôt plusieurs circonstances trahirent la jeune fille, et tout fut découvert. Le marin tué était un de ces jeunes gens que le recrutement habille d'une opinion, en même temps que d'un uniforme, et auxquels on coud réglementairement la cocarde du parti qui gouverne. Enrôlé forcément pour le port de Brest, il en était parti avec ses compagnons et était venu combattre à Auray, sans qu'il lui eût été possible de faire autrement. Cette position, comprise par les paysans, parce que c'était celle de plusieurs de leurs enfants, fit plaindre la mort du marin, et rendit odieuse celle qui l'avait assassiné. Il y avait d'ailleurs, dans les circonstances du meurtre, une basse scélératesse qui répugnait à tous. On n'avait pas tué cet homme pour le tuer, mais pour le voler, et c'était là ce qui faisait horreur à la foule, car, dans de pareils cas, l'argent tache plus que le sang. Aussi y eut-il un cri général de colère contre la paysanne ; et, comme il arrive dans ces réactions généreuses où l'esprit de parti cède un instant à la voix de l'équité, l'indignation fut excessive et sans frein. A défaut de la justice des tribunaux, la justice populaire se chargea de la punition du crime. La jeune fille fut rejetée de la société des chrétiens, on s'écarta d'elle comme si la lèpre l'eût atteinte. Nul paysan ne voulut lui louer une cabane, et elle n'eût bientôt d'autre abri que le porche de l'église. Partout où elle passait, on voyait chacun se jeter de côté. A la fontaine, lorsqu'elle arrivait, les femmes tiraient leurs cruches en disant :
- Place à la tueuse.

C’était le nom qu’on lui avait donné. Pour mettre le sceau à la réprobation publique, on fit une chanson dans laquelle la mort du jeune marin était racontée avec tous ses affreux détails. Alors, partout où la jeune fille parut, elle entendit répéter le chant vengeur. Son supplice ne fut pas un supplice ordinaire, ayant son terme et son lieu ; il passa dans le domaine public, il entra dans les mœurs. Elle marcha semblable à Caïn avec la marque fatale au front, au milieu d’hommes qui, comme autant de piloris vivants, lui racontaient son crime et la maudissaient. En vain voulut-elle fuir la paroisse ; partout où pouvait parvenir la voix du pâtre, le refrain terrible retentissait.
Un jour (c’est elle-même qui l’a rapporté), elle rencontra dans un champ, loin d’Auray, un petit garçon de cinq à six ans qui jouait avec des marguerites. Elle s’approcha et s’assit à ses côtés. Pour elle, malheureuse, abandonnée, qui depuis un an n’avait touché la main de personne, c’était une grande joie que de caresser cet enfant. Elle le prit sur ses genoux et se mit à le cajoler, à la manière des mères, en lui chantant des complaintes. Quand elle eut fini :
- Je sais plus belle chanson que toi, dit l’enfant ; écoute, c’est mon père qui me l’a apprise.
Et il se mit à chanter :
- Soyez tous attentifs, chrétiens, voici le récit du crime : Marie Marker a tué un Bleu d’un coup de faucille, un Bleu qui lui demandait miséricorde dans la langue de sa paroisse, et qui, était un pauvre conscrit du pays.

La malheureuse laissa rouler le petit garçon à terre en jetant un cri, et s’enfuit à toutes jambes.
C’était trop de honte et de douleur ; la « tueuse » y succomba et perdit la raison.
Quand je la vis, il y avait déjà plusieurs années qu’elle était folle ; je fus frappé de son aspect. C’était encore une large et forte fille d’environ vingt-quatre ans, carrément taillée à l’ébauchoir. Son corps, où des muscles et des veines disparaissaient, enfouis dans des chairs tannées, semblait formé de deux pièces lourdement articulées. Elle rappelait, pour l’ensemble, ces vierges de pierre que l’on voit debout dans les niches de nos fontaines consacrées, œuvres brutes dans lesquelles l’art n’a fait tomber que la moitié du voile de granit qui cachait la statue et qui laisse douter s’il y a là-dessous quelqu’un ou si ce n’est qu’une pierre. Cependant, vu de près, le visage de la tueuse avait une expression singulièrement farouche. C’était une face anguleuse, pleine de lignes qui heurtaient l’œil en lui faisaient mal ; tandis qu’au fond de son regard atone flottait je ne sais qu’elle férocité rusée. Tout en elle portait le cachet d’une race celtique abâtardie, chez laquelle les qualités primitives ont dégénéré en vices correspondants et qui tient à la fois du Cafre et du Sioux. Elle répondait rarement aux questions qu’on lui adressait ; mais qu’un seul mot de la chanson terrible arrivât jusqu’à son oreille, et, comme frappé d’une commotion galvanique, ce corps de pierre se levait, cette grossière statue devenait chair et souffrance ! Elle jetait des cris, se tordait les bras, tournait sur elle-même, puis, tout à coup, comme prise de vertige, elle s’enfuyait, répétant les couplets accusateurs ; et à mesure que sa voix s’élevait, la chanson semblait la prendre plus fortement en sa possession : on eût dit que le remords s’incarnait en elle ; qu’il se formait dans son être deux êtres, dont l’un avait mission de torturer l’autre, et que sa conscience furieuse donnait la chasse à son âme. Tous ses traits, tous ces gestes exprimaient ce double rôle de vengeresse et de victime. Elle pleurait et rugissait, demandait grâce, et lançait des malédictions. C’était un spectacle tel qu’on en peut voir sans fermer les yeux : la lutte du bourreau et du condamné sur le bord de l’échafaud.

Emile Souvestre, Contes, récits et légendes des pays de France
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La folle d'Auray
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