Si vous descendez un jour le cours du Rhin en bateau, les mariniers vous montreront, près de la rive droite, le rocher de la Lorelei au pied duquel bouillonne l'eau du fleuve. Vous regarderez en silence, et vous attendrez que le bateau ait gagné un flot moins tumultueux pour demander qui était cette ondine et quelle fut son histoire. On la raconte de mille et une manières, mais tous ceux qui vous parleront de Lorelei s'accorderont à dire qu'elle était d'une incomparable beauté.
Pour ma part, je vous conterai son histoire telle que je l'ai entendue de la bouche d'un très vieux passeur, retraité depuis des années, et qui ne prenait plus son bateau que pour venir comtempler le rocher au coucher du soleil. Peut-être espérait-il que l'ondine reviendrait un soir et qu'il aurait la chance de la contempler comme avaient pu le faire ses lointoins ancêtres. J'étais encore très jeune lorsque le vieil homme me confia ses souvenirs, sans doute est-il mort depuis des années, mais son propos est resté en ma mémoire. Sans y changer un mot, c'est ce qu'il m'a dit que je vous rapporte aujoud'hui.
<<Figure-toi, mon petit, que beaucoup d'eau a coulé entre ces rives depuis que la Lorelei a disparu. Je ne saurais te dire combien d'années, combien de siècles ont passé, mais je sais que les hommes se battaient alors avec des épées, et qu'ils n'avaient pas encore inventé ces guerres effrayantes qui abreuvent la terre du sang des innocents et rougissent l'eau des fleuves.
<<En ce temps-là, les bateaux descendaient ou remontaient le fleuve à force de rames. Certains étaient halés par des hommes, d'autres par des chevaux. On te racontera peut-être que la Lorelei était une espèce de sirène d'une grande beauté, qui chantait perchée sur son rocher, pour faire perdre la tête aux hommes d'équipage et attirer les embarcations sur les récifs. Pour être belle, elle était belle. TEllement qu'on n'a plus jamais vu fille aussi resplendissante. Quand à sa voix, c'est vrai aussi qu'elle était merveilleuse. Mais ce n'était pas une mauvaise créature. Au contraire. C'était plutôt une bonne personne qui chantait pour faire oublier aux mariniers la rudesse de leur labeur et les dangers de ce sacré fleuve si souvent de mauvaise humeur. On dit même qu'elle montrait du doigt aux pêcheurs l'endroit où se tenaient les bancs de poissons. Mais ça, vois-tu, je n'en suis pas absolument certain. Je croirais plutôt que c'est une invention, parce que les ondines sont un peu de la famille des poissons et qu'elles ne doivent pas être tellement heureuses de les voir se débattre dans les mailles d'un filet. Bon, elle était donc connue de tous les bateliers qui la voyaient, dans les derniers rayonss du couchant, peigner sa chevelure d'or qui lui descendait jusqu'à hauteur des hanches. Mais, naturellement, la présence d'une ondine aussi belle sur un rocher, ça ne pouvait pas rester le secret des mariniers. Sur les bateaux, il y avait parfois des passagers, et tous ceux qui voyaient une fois la LOrelei en parlaient à qui voulait les entendre. Or il y avait un comte puissant et très riche, nommé Albrecht, dont le fils décida un jour d'enlever la Lorelei. Le voilà qui s'en vient sur son cheval noir jusqu'à la rive et qui demande à un vieux batelier de mon espèce de le conduire au pide du rocher. Le viei homme du fleuve, qui n'était pas tombé de la dernière pluie, se dit que le gaçon a certainement quelque chose de malsain dans l'idée, et il refuse. Mais le jeune noble a l'habitude qu'on fasse ses quatre volontés, et voilà qu'il tire son épée. Que peut faire le vieil homme? Rien du tout. Rien d'autre que se mettre au banc de nage pour souquer ferme en direction du rocher. C'est le crépuscule, la lumière est blonde et les ombres toutes cendrées, et c'est l''heure que préfère l'ondine. Elle est justement sur son rocher et commence à chanter. Le jeune homme demeure un moment silencieeux, le soufle coupé, et puis voilà qu'il se met à crier au marinier:
<<--Abordez! Abordez à ce rocher!>>
<<Le vieux s'arrête de ramer, et, tranquillement, il dit:
<<--Impossible... Personne n'a jamais pu aborder ici. Vous voyez bien qu'il y a des remous et des vagues qui retourneraient ma barque comme une crêpe.>>
<<Le jeune homme se fâche, menace, mais, comme le vieux ne veut rien entendre, il finit par demander:
<<--Approchez-vous le plus possible. Je sauterai bien jusqu'au rocher.>>
<<L'homme du fleuve essaie de lui faire entendre raison, mais comme le gaillard s'obstine et devient menaçant, il ne reste plus qu'à serrer au plus près le rocher. Et vloilà le jeune noble qui s'élance. Il est souple et leste, mais malgré tout son saut est trop court. Aussitôt dans le fleuve, il est roulé par le flot. Empêtré dans son armure, alourdi par ses armes, il coule à pic sans que le marinier puisse rien tenter pour le sauver. C'est en vain qu'on cherche son corps, personne jamais ne le retrouvera.
<<Apprenant la mort de son unique héritier, le comte Albrecht entre dans une terrible
. Il commence par s'en prendre aux mariniers et voudrait faire exécuter celui qui a conduit son fils au pied du rocher. Mais, dans ce métier où les hommes sont toujours à se battre contre le fleuve et les orages, on a l'habitude de se soutenir l'un l'autre. Personne n'accepte de parler, et le comte n'arrive pas à connaître le nom de celui qu'il recherche. Il tourne alors sa
contre la Lorelei et ordonne au capitaine de ses gardes de s'en emparer. Il ptétend que cette créature est une sorcière et qu'il faut la brûler vive.
<<D'ailleurs, de la rive, bien qu'il ne puisse l'apercevoir, il l'entend chanter et, au lieu de le séduire comme elle a toujours séduit les mariniers, cette voix si belle attise encore sa fureur.
<<Le capitaine s'embarque donc avec une douzaine de soldats pour donner l'assaut, et, à force de ruse et d'obstination, après avoir noyé plusieurs de ses hommes, il parvient à grimper jusqu'au sommet de la pierre où s'est réfugiée la jeune fille.
--Je te tiens, sorcière! crie-t-il. Tu as tué le fils de mon maître, tu seras ficeelée sur un tas de fagots et brûlée dans la cour du château! Tu vas voir ce qu'il en coûte d'ensorceler un jeune homme!>>
<<Il veut empoigner la Lorelei pour l'entraîner, mais, effrayée, elle se met à crier:
<<--Fleuve, viens à mon secours! Oh! Fleuve! Sauve-moi de la
des hommes! Je n'ai fait aucun mal, sauve-moi, sauve-moi de l'injustice!>>
<<Alors, comme si quelque part en amont une digue retenant des lacs entiers s'était rompue soudain, voilà que le fleuve se met à grossir. Son eau n'est plus qu'un bouillonnement d'écume et sa vooix emplit la vallée d'un bruit de tonnerre.
<<Les soldats et le capitaine sont emportés. Nul ne saura jamais ce qu'ils sont devenus, mais, ce qui est certain, c'est que la Lorelei aussi disparaît dans les eaux. Jamais on ne la reverra sur son rocher. Depuis, les bateliers du Rhin sont tristes lorsqu'ils passent ici.
<<Et pourtant, certains soirs, quand le soleil met de l'or sur la pierre et que lees remous du fleuve ressemblent aux cheveux blonds de la Lorelei, il arrive que l'on entende sa voix. Une voix fraîche et pure comme les sources qui naissent au pied des glaciers, une voix qui monte du Rhin avec le premier souffle du vent de la nuit.>>
Bernard Clavel, Légendes des lacs et rivières
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