Le motif de ce conte est extrêmement répandu dans les superstitions populaires françaises, où l'animal fantastique appartient généralement à la famille des lutins. Mais, pour l'Eglise, tous les lutins sont apparentés aux démons, et ces contes fourmillent souvent de détails liés à leur christianisation.
Un jour, maître Pierre s'était attardé au cabaret, après la grand-messe et après les vêpres aussi, puisqu'il faisait nuit noire quand il a commencé à parler de rentrer chez lui. La patronne du cabaret, qui n'était pas pressée de laisser partir un pareil client, voulait le garder jusqu'au lendemain matin :
- A une pareille heure, qu'elle disait la femme, on ne sait pas ce qui peut arriver, un homme tout seul est bien court...
- Je n'ai jamais eu peur, qu'il répondait maître Pierre, et le diable lui-même ne m'empêchera pas de rentrer chez moi ! Je me moque du diable comme du reste !
Faut dire que maître Pierre était un Morvandiau pas timide du tout, mais le vin qu'il avait bu lui faisait dire des choses qu'il n'aurait pas dit à jeun. Bon, le voilà parti avec son gros bâton, et un petit peu de travers...
Il a marché, marché longtemps... Il a passé par-dessus le ruisseau flottable du Martelé, sur une planche de rien du tout. Il a grimpé sur le sommet du Crot de Montmorey, sans même penser aux fées qui habitent dans ces coins-là. Le voilà maintenant dans une vallée avec tout plein de forêts autour. Il allait toujours d'un bond quand, tout par un coup, il voit au milieu du chemin un grand mouton noir qui avait l'air de l'attendre. Maître Pierre n'a pas eu peur d'un mouton noir. Il en avait vu d'autres. Il a pensé que ce mouton perdu était une bonne affaire pour lui et hop ! il l'a mis sur son dos pour le porter dans son écurie.
"Je n'ai pas eu mauvaise idée de rentrer à cette heure, qu'il s'est dit. Je viens de regagner d'un coup tout ce que j'ai dépensé au cabaret ! Pour une bonne affaire, c'est une bonne affaire !" Quand maître Pierre a été à deux pas de sa ferme, le mouton lui a dit, comme ça à l'oreille :
- Je suis assez loin, moi... Je suis même un peu trop loin... Il faut que tu me reportes où tu m'as pris...
On a beau être faraud et n'avoir peur de rien, un mouton noir qui parle, ça vous surprend. Maître Pierre n'était pas très rassuré, il a voulu essayer de gagner du temps et de discuter : ça ne lui disait rien de retourner dans les bois avec un pareil animal sur le dos :
- Je suis arrivé chez moi, j'ai sommeil, qu'il a répondu maître Pierre. Demain, dès qu'il fera jour, je te reconduirai où je t'ai pris. En attendant tu auras, dans mon écurie, une bonne litière et du bon foin !
- Je me moque de ta litière, de ton foin et de ton écurie ! C'est tout de suite que je veux retourner où tu m'as pris. Je ne t'avais rien demandé ! Pourquoi m'as-tu mis sur tes épaules ? Si tu ne me ramènes pas où je veux, je connais quelqu'un dont tu t'es moqué, qui va t'emporter chez lui !
- Je me suis moqué de personne, qu'il a encore dit maître Pierre.
- Tu as trop bu, mon ami ! Sans ça, tu te rappellerais que tu as dit, avant de partir du cabaret : "Je me moque du diable comme du reste !"
Alors maître Pierre a commencé à comprendre à qui il avait à faire... Il a senti ses cheveux qui se dressaient, ses poils qui devenaient tout raides, et puis il tremblait tant qu'il pouvait. "Ah ! Ah ! qu'il a fait le mouton noir, tu as peur du Peut cette heure ! Tant mieux ! Allons, en route !..." Et l'homme a repris le chemin de la montagne et des bois. Il n'y avait pas de lune, il faisait noir comme dans un four et le mouton était encore plus lourd qu'avant. Le pauvre Pierre butai contre tous les cailloux du chemin ; les ronces accrochaient ses chausses ; la sueur lui coulait de partout. "Marche plus vite ! je suis pressé !" lui criait la bête...
A mesure qu'il avançait, le mouton noir devenait lourd comme un veau, puis comme une vache... Maître Pierre n'en pouvait plus. L'autre lui hurlait dans les oreilles : "Marche plus vite ou tu iras en enfer !" Et maître Pierre continuait à marcher. Il pensait bien ne jamais arriver au bout. Tout par un coup, il a reconnu l'endroit où il avait chargé l'animal sur ses épaules. Hop ! il a laissé glisser le mouton du diable par terre. Il s'est senti aussitôt léger comme si on lui avait enlevé une montagne de dessus le dos.
Alors le mouton lui dit : "Tu as de la chance d'avoir, dans ta poche, quelque chose qui te sauve de mes pattes, car, à cette heure, tu ne serais plsu là !" Ce quelque chose, c'était le chapelet de maître Pierre. Le mouton noir a disparu, et ça a senti le roussi. L'homme n'a pas attendu, il s'est mis à courir comme s'il avait le feu au derrière. Il a couru comme ça jusqu'à sa maison où il a chu à moitié mort de fatigue et de peur.
C'est le lendemain seulement qu'il a pu raconter son histoire. Depuis ce jour-là, il ne se promène pas trop la nuit et il fait un détour quand il voit un grand mouton noir.
Abbé BAUDIAU, Le Morvand ou Essai géographique, topographique et historique sur cette contrée, 1865