Un jour, un fermier morvandiau, nommé Gaspard, s'en va chez son propriétaire pour lui payer son demi-terme. Il sonne. La servante vient lui ouvrir.
- Le "Monsieur" est-il à la maison ? demande Gaspard.
- Oui, il déjeune avec trois de ses amis qu'il a invités.
- Bon, dites-lui que je suis là avec l'argent du terme.
La servante va prévenir son maître.
- Gaspard est venu pour vous payez son fermage.
- Bon, dis-lui de monter, lui répond aussitôt le propriétaire.
Et, se tournant vers ses invités :
- C'est un bon paysan morvandiau, pas très malin. Vous allez voir comme je vais me moquer de lui sans qu'il s'en aperçoive. Vous allez rire à votre aise quand il sera parti.
Gaspard monte. La servante le fait entrer dans la salle à manger.
- Bonjour, monsieur !
- Bonjour Gaspard !
- Je viens vous payer.
- Bien, assieds-toi un instant près de la cheminée. Tu viens de loin. Cela te reposera.
Gaspard s'assied, regarde les autres qui mangent. Le propriétaire a un clignement d'oeil du côté de ses amis, puis se tourne vers le fermier.
- Eh bien, Gaspard, qu'y a-t-il de neuf à la ferme ?
- Une chose bien curieuse, monsieur, notre vache a eu cinq petits veaux.
- Cinq petits veaux, Gaspard, ce n'est pas possible ! Et la vache n'a que quatre tétines ! Que fait le cinquième quand les quatre autres têtent ?
- Il fait comme moi, monsieur, il regarde !
- Mettez un couvert pour Gaspard, dit le propriétaire qui a compris.
On met le couvert du fermier, et il s'attable. On apporte un plat de poissons. Le maître sert lui-même Gaspard et met dans son assiette les plus petits poissons. Le fermier les prend, un à un, les porte à son oreille, écoute, les repose en hochant la tête.
- Pourquoi portes-tu ces poissons à ton oreille ?
- C'est que je leur demande des nouvelles de mon oncle qui s'est noyé, il y a trois ans. Mais ils me répondent qu'ils sont trop jeunes et n'étaient pas encore nés.
- Tu voudrais consulter les gros ? Tiens, prends cette carpe !
On sert, ensuite, un beau jambon du Morvan.
- Gaspard, en veux-tu un morceau ?
- Volontiers, monsieur !
Le propriétaire lui en sert une mince tranche. Gaspard l'avale en une bouchée, sort son couteau de sa poche, se coupe un bon morceau de jambon, le mange, s'en coupe un autre, le mange, et va recommencer.
- Ecoute, Gaspard, je ne voudrais pas t'empêcher de manger, mais tu ne sais pas que trop manger de jambon rend muet ?
- Justement, j'ai une femme trop bavarde. I va emporter le reste pour li fée mîzer. (Je vais emporter le reste pour le lui faire manger.)
- Emporte. Mais je ne voudrais pas te retarder ! Passe dans mon cabinet, je vais te donner tout de suite ta quittance.
Et, dès que Gaspard et son propriétaire sont sortis, les invités se mettent à rire comme le leur avait annoncé leur hôte, mais ce n'est pas de Gaspard !
Achille MILLIEN, Revue Paris-Centre, 1909