suite ...
- Ou bien à voler des poires, murmura le sonneur en secouant son sac.
- Moi, j'y vais tout de suite, dit Jean : je veux guérir le monarque et avoir Fleur-du-Kranou en mariage.
- Réfléchis avant de partir, mon frère ; songe que c'est un ogre qui mange les chrétiens, et que ..
- Ca m'est bien égal à moi, cria le garnement ; je n'ai peur de rien : ainsi qu'on me laisse passer.
Yann alla-t-il au manoir du Kranou ? On ne le sait pas encore : toujours est-il que trois jours se passèrent sans qu'on le revît à la maison. Inquiet de son frère et impatient de tenter l'aventure pour son compte. Claudik, avec son sac et la main coupée sur son dos, partit pour le château de la forêt. Quand il eût franchi le taillis, à l'entrée des futaies noires, il se trouva en face d'un fossé profond et d'une grande barriàre en fer. A côté il y avait une petite maison, et une petite vieille qui filait sur le seuil.
- Holà, madame, cria Claudik, madame la comtesse de la Porte, ouvrez vite, s'il vous plaît, car j'ai une commission pressée pour votre maître.
- Vraiment, mon joli garçon, dit la portière, flattée d'avoir été appelée comtesse.
On est toujours sensible à cela.
- Sans doute, reprit Claudik encouragé, et j'ai là dans mon sac un objet précieux qui lui a appartenu.
- Je ne dis pas non, mon petit ; mais tu m'intéresses et je t'engage à te sauver, car ceux qui franchissent cette barrière de malheur n'y repassent jamais.
- Eh bien, madame, je veux entrer tout de même, parce que j'ai un remède pour guérir le Roi et je veux épouser sa fille, bien entendu.
- Epouser sa fille, malheureux pêcheur ! Mais depuis quatre jours il est veni ici un tas de gens, avec des chirurgiens de tous pays, dans le dessein de guérir le Roi et d'obtenir Fleur-du-Kranou : et pas un n'est revenu.
- Pas un, Seigneur Dieu ! !
- Non, non, mon pauvre ami, car, depuis qu'il est malade, le Roi à un tel appétit qu'il ne donne pas le temps de le soigner ; et je puis bien te le dire entre nous, il avale ... il avale les futurs gendres les uns après les autres, si bien que Fleur-du-Kranou s'étiole et court grand risque de rester fille.
- C'est ce que nous verrons, dit le malin sonneur, et je vous prie de m'ouvrir, s'il vous plaît.
Comme tu voudras, mon garçon : entre donc, lui dit la petite vieille, en ouvrant la barrière.
Et Claudik entra, toujours avec l'énorme main dans son sac. La vieille, curieuse comme toutes les portières, lui demanda ce qu'il portait sur le dos. Le rusé répondit que c'étaient des remèdes, un biniou et un beau justin brodé qui serait pour elle, s'il revenait sain et sauf de son expédition.
La vieille attendrie lui dit alors tout bas :
- Ecoute, mon joli sonneur, quand tu seras arrivé au défilé des grands rochers, tu verras une belle avenue, et à côté un sentier étroit, plein de ronces et de pierres. Prends ce sentier, tu t'en trouveras bien.
Il te conduira derrière le manoir. Alors, joue en douceur un petit jabadao à la mode de Guingamp. La princesse qui aime la danse et les jolis garçons arrivera tout de suite. Tu lui feras faire un tour de gavotte, et tes affaires n'en iront pas plus mal.
Là-dessus, elle rentra dans sa hutte et laissa Claudik libre de s'avancer dans la forêt qui devenait de plus en plus sombre. Il passa tout près de grands précipices où coulaient des torrents qui avaient l'air de lui crier : Gare ! gare !! Puis le vent, qui pleurait dans les sapins, lui disait : Qui passe, trépasse ! ...
C'était à faire frémir, mais Claudik était brave et s'avançait toujours ; il lui semblait même que la main énorme remuait dans le sac pour le pousser en avant.
Enfin, il arriva ainsi au défilé que lui avait annoncé la vieille : il vit la grande avenue et se disposait à prendre le petit chemin à côté, lorsqu'il remarqua des ombres étranges que le vent balançait sous les arbres. Alors il regarda par-dessus le talus, et que vit-il, Seigneur Dieu ?... Il vit des corps humains pendus par les pieds à des branches d'ormeaux, et tout près de la barrière, il y avait encore deux branches ployées et munies de grands lacs tendus sur le passage de ceux qui entraient.
"Mon frère est peut-être dans cette compagnie", se dit le pauvre garçon en se signant ; et il se mit à gravir le petit chemin entre les rochers.
Bientôt il aperçut, au milieu des arbres, les grosses tours du manoir. Il s'avança du côté où l'on ne voyait que deux ou trois lucarnes et, s'arrêtant sous la première, il tira son biniou et se mit à sonner doucement un jabadao à la mode de Guingamp. Aussitôt la lucarne s'ouvrit : une dame belle comme l'aurore se pencha, lui dit : "Me voilà !" et descendit dans la prairie où se trouvait Claudik. Claudik n'y comprenait rien, mais naturellement il la laissa faire. La dame le prit par le bras gauche et voilà notre beau sonneur, toujours chargé de la main énorme, dansant la gavotte avec Fleur-du-Kranou ; aussi fut-il bientôt fatigué et, s'étant arrêté à bout de forces, il demanda à la princesse de le présenter au Roi.
- En ce cas, dansons au moins le bal, dit-elle en considérant son jeune cavalier, car après avoir vu mon père, vous ne pourrez danser de votre vie.
- Oh ! que si, répliqua Claudik : j'ai là dans mon sac de quoi me tirer de presse. Je veux guérir votre père et vous épouser ensuite, si vous y consentez, madame.
- Je le voudrais bien, dit la princesse en baissant ses beaux yeux, mais il y en a tant, hélas ! qui sont venus et cependant ...
- Vous êtes encore à marier, par bonheur pour moi, continua le galant ; mais ne craignez rien ; menez-moi seulement devant le Roi et vous verrez.
La princesse lui dit alors de la suivre sans parler et de tirer ses galoches. Ils passèrent ainsi par des enfilades de salles superbes, pavées de marbre et d'argent, gardées par des dragons,des lions, et des léopards. Tout autour, sur des bahuts sculptés, on voyait, par douzaines, des poires étincelantes, que Claudik reconnut aisément. Les salles étaient éclairées par des flambeaux d'or et de cristal. C'était éblouissant ; et à cette lumière, Claudik trouvait Fleur-du-Kranou de plus en plus belle. Enfin ils arrivèrent à l'entrée d'une salle plus vaste encore, mais faiblement éclairée à cause du Roi qui s'y trouvait couché. La princesse fit signe à Claudik de tirer son chapeau. Les dragons qui défendaient l'entrée lancèrent des flammes sur le sonneur ; mais dès que les flammes approchaient du sac, qu'il portait toujours sur son dos, elles s'éteignaient à l'instant, par respect apparemment. Fleur-du-Kranou étonnée en était ravie au fond du coeur, et commençait à espérer des noces.
Tout à coup le géant s'éveilla en disant : "J'ai faim !" et aussitôt qu'il eut aperçu Claudik au milieu de la chambre, il s'écria comme un tonnerre :
- Bon ! celui-ci est jeune, qu'on le mette à la broche, avec des pommes de terre !
Oh ! ciel ! Claudik à la broche, avec des pommes de terre !
Au même instant, quatre grands coquins de cuisiniers anglais, armés de coutelas, se jetèrent sur le malheureux ! ...
Attendez un peu avant de gémir sur son sort.
Les coutelas eurent à peine touchés le sac de Claudik que les lames se cassèrent en mille morceaux, par respect apparemment. Puis le sonneur, ayant gonflé son biniou, joua l'air de la vieille (Ann hinigous) et le bal de recommencer joliment. Fleur-du-Kranou dansait avec Claudik ; les cuisiniers tournaient avec leurs broches ; les dragons faisaient le passe-pied avec les lions, et les chiens de garde dansaient le jabadao avec les loups. On dit même que le Roi, malgré sa faim et sa
, sautait malgré lui sur son lit de parade ; il avait beau hurler : "Qu'on le mette à la broche !" bah ! la danse continuait plus furieuse que jamais, et elle continuerait encore, peut-être, si Claudik ne se fût arrêté, épuisé naturellement à cause du sac et de la main énorme qu'il avait toujours sur le dos. Voilà : ainsi finit le bal et mon histoire aussi va finir, car vous saurez que quand Claudik eut fait sa dernière pirouette, il tomba à genoux auprès du lit du géant affamé qui allongea son unique main pour le saisir et le croquer ! mais dès que la main s'approcha du dos du sonneur, elle fut repoussée comme par enchantement et le géant de hurler :
- Ah ! si j'avais l'autre !
- L'autre, riposta le rusé en vidant son sac, l'autre ? La voici ! Et si vous permettez, seigneur, je vais vous la rattacher comme auparavant.
Je n'ai pas le temps de vous raconter l'étonnement de tout ce monde-là : vous saurez seulement que Claudik, sans attendre la permission, se mit à l'ouvrage comme un chirurgien consommé. Quand il eut fini, le géant lui dit en le regardant de travers :
- Es-tu bien sûr que ça soit solide au moins ?
- Sûr et certain, répondit Claudik, mais votre main ne sera bien recollée, Monseigneur, que trois jours après les noces de Fleur-du-Kranou, avec ...
- Avec qui, ver de terre, hurla le géant, avec qui ?
- Avec le fils de ma mère, s'il vous plaît.
Le géant en eut une attaque épouvantable, et l'histoire dit qu'il en mourut.
Claudik épousa Fleur-du-Kranou : il y eut des noces fort belles pendant quinze jours. Je ne puis vous les raconter, ayant été oublié sur la liste d'invitation.
Le poirier d'or transplanté au Kranou, après la mort du père de Claudik, donna toujours des fruits mûrs au bon fils. Il dota ses soeurs généreusement. Enfin je dois vous dire que de ce joli mariage, il ne vint au monde qu'une fille unique, ressemblant à sa mère. Or, cela a toujours été ainsi de siècle en siècle dans la famille, si bien que, pendant mille ans et plus, les chevaliers de tous pays firent force prouesses afin de cueillir les poires d'or et la fleur héréditaire du Kranou.
Et l'on dit que, même en ces temps-ci, les jeunes gens à marier veulent encore trouver l'héritière de notre fameux poirier.
C'est là, messieurs, ce que je vous souhaite.
E. Du Laurens de la Barre,
Contes, récits et légendes des pays de France.