Voulez-vous que je parle un peu, et avant tout, de la mystérieuse âme bretonne ? ... Bon. Alors, écoutez, lisez ...
Les faits remontent à 1897. J'étais alors jeune médecin à Carhaix dans le Finistère, où j'avais pris la succession de mon père âgé qui, accaparé par ses malades, n'avait jamais trouvé le temps de se soigner lui-même ; si bien qu'à la longue, vainqueurs, ses rhumatismes déformants le tenaient immobile dans son lit ou dans son fauteuil ; à croire également qu'ayant eu une vie trop bougeante, la nature le forçait de la sorte, malgré lui, à donner un dû de repos à l'organisme.
Et il faut bien reconnaître qu'à cette époque, dans les campagnes bretonnes, les gens de notre profession ne restaient pas souvent au lit ; et, s'ils ne couraient pas les rues, aussi peu nombreux que les jours sans pluie, ils n'en galopaient pas moins sur les routes, chemins et sentiers les plus impraticables, sans jamais connaître de longs répits.
Mais j'en viens à ce soir de novembre où un homme du hameau de Ty ar gall usa un peu de sa charité pour faire à pied dix kilomètres de nuit, afin de demander à quelqu'un de Poullaouen de finir les dix autres, pour me prévenir d'aller au plus vite soigner Liza Gorel, en souffrance de brûlures et déjà en pente de trépas.
A la hâte, j'achevai mon repas devant le messager resté là, planté raide : un jeune valet de ferme qui, ne connaissant que les décors d'étable, était impressionné par notre intérieur confortable et regardait partout avec ébahissement.
J'attelai ma voiture, le fis monter à côté de moi et fouettai le cheval.
Le garçon ne savait rien d'autre que Liza Gorel, le femme de Zacharie, mère de Franck et Jozon Gorel, les forestiers, en levant haut une marmitée de graisse bouillante, se l'était maladroitement renversée en plein sur le visage et la poitrine.
En passant à Poullaouen, je le déposai chez ses maîtres et, dans la nuit heureusement claire, guidé par la chaussée cailloutée, de la route de Morlaix, bien entretenue, je poursuivis ma route à bonne cadence.
Je savais où tourner et, ensuite, à peu près comment trouver Ty ar Gall : un hameau et ses quelques champs fichés tel un coin dans la forêt de Saint-Ambroise.
Bientôt la masse noire des arbres serrés se dressa devant moi. Je quittai la grand-route et j'allai à droite, m'enfonçant entre des terres labourées et des genêtaies hirsutes.
L'endroit était sinistre, la nuit plus pesante qu'ailleurs et le chemin, méchant. Mais je dois reconnaître que, grâce aux cahots ainsi qu'aux grincements des roues de ma voiture je fus suffisamment secoué et tenu attentif aux chocs pour ne pas me laisser tout à fait prendre par une inquiétude à l'affût.
Je trouvais cependant bizarre que personne ne soit venu au-devant de moi avec un fanal et, lorsque j'arrivai face à deux chemins anonymes l'un et l'autre, je craignis de me perdre en choisissant au jugé, condamné à errer toute la nuit comme cela m'était récemment arrivé du côté de Croas-Kerdudon.
Mon indécision ne dura guère ; d'assez proches hurlements de chien fendirent le silence : des hurlements dont le sens ne trompait pas.
Liza Gorel mourait par là-bas.
Je pris aussitôt la bonne direction et fis galoper mon cheval afin de ne plus perdre de temps.
Grâce à leur chien appelant à la mort, je trouvai enfin la maison des Gorel, désagréablement surpris d'être si manifestement négligé alors que mes soins étaient urgents et pouvaient sauvés l'accidentée.
C'était une chaume basse et délabrée comme il y en avait encore beaucoup à l'époque en Bretagne. Seule la fenêtre étroite montrait une vie intérieure : ce voile de lumière ocre que font les mauvaises chandelles paysannes, fumeuses et grésillantes.
Je voulus pousser la porte. Elle était solidement fermée.
Je frappai à coups de poing pendant que le chien, attaché à un arbre non loin de moi, menaçant et apeuré, mélangeait aboiements et plaintes.
Enfin, au bout d'un long moments, on ouvrit.
Face à moi parurent trois hommes, gourdins levés, qui avancèrent sur le seuil, bouchant aussitôt la porte.
A vrai dire, je compris tout de suite qu'on ne m'attendait pas du tout.
C'était - je l'appris par la suite - leur voisin, le seul car le hameau n'avait plus que cinq habitants, qui, aux subits cris de douleur de Liza Gorel, avait risqué un oeil par la fenêtre et pris l'initiative de me faire avertir. Il était resté à Poullaouen chez des cousins car pour rien au monde il n'aurait voulu entendre plus de l'agonie de la femme en tortures, ni des jurements de ses hommes hargneux contre elle, et qui la maudissait malgré ses souffrances.
Je me trouvais donc seul là, devant les trois Gorel silencieux, menaçants, et la mourante livrée à la mort depuis des heures, faute de soins.
Lorsque j'eus dit qui j'étais, ils montrèrent de l'inquiétude et se regardèrent entre eux, semblant se questionner s'ils devaient me laisser entrer ou non.
Mais, à entendre les sifflets de gorge de la brûlée, j'avançai résolument, en
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, et, les ayant repoussés de la porte, j'entrai, me dirigeant aussitôt vers la table sur laquelle ils l'avaient allongée sans même lui relever la tête, qui pendait, rejetée en arrière dans le vide, les cheveux tenus en boule par une graisse figée et grumeleuse.
Je me détournai devant l'atroce état de chair cloquée dans lequel se trouvait son visage, horrible masque boursouflé, aux paupières soudées sur les yeux sans doute éclatés, parcouru d'ombres mouvantes qui, à coups de trous noirs, achevaient cette face macabre déjà fondue comme par un des brasiers de l'au-delà.
Me ressaisissant enfin, je regardai partout où la femme avait été atteinte. Ensuite, je remarquai, devant l'âtre, une marmite couchée au milieu d'une flaque de graisse.
Je suppoosai alors qu'ayant décroché de la crémaillère cette marmite où fondait du lard, manquant de force dans les bras, ou s'étant brûlé une main, elle avait lâché les anses.
Sa poitrine et son ventre avaient tout reçu. Pour chasser la douleur qui s'infiltrait jusqu'à sa peau, la malheureuse s'était arraché le corsage et la jupe imprégnés.
Mais, ce qui me parut impossible, c'est qu'elle ait pu lever la marmite plus haut que nécessaire et se recouvrir entièrement la tête de graisse mortelle.
Je demandai qu'on m'apporte d'autres chandelles.
Aucun des trois hommes n'obéit et je compris qu'ils étaient toujours indécis entre m'assommer ou me jeter à la porte.
Plus inquiet que dégoûté, je soulevai et tirai la Gorel sur la table afin de mieux l'examiner. mais, ce faisant, je déclenchai un cruel redoublement de ses plaintes agoniques, en grande partie contraintes car sa langue, atteinte, était gonflée dans sa bouche, laissant juste passer un mince filet de souffle : sa vie s'éteignait lentement mais sûrement.
Ses lèvres, tendues à craquer, se fendirent de l'effort qu'elle fit pour jeter hors d'elle ce surplus de douleur, mais ne saignèrent pas. Et, brusquement, ses paupières se levèrent, me livrant en entier, brillants de souffrance, ses yeux épargnés.
Alors, de voir ces pupilles claires et hagardes dans ce visage volcanique, là, entouré de ces hommes mauvais et indifférents au martyre de leur épouse et mère, là, seul dans ce hameau plaqué contre la nuit des bois tel un parasite, loin de toute autre vie humaine, j'avoue que je sentis trembler en moi une sourde peur grandissante.
Je ne pouvais déjà plus sauver cette malheureuse, irrémédiablement perdue ; et, en regardant les trois Gorel, je compris que, même si je le pouvais, mieux valait que je n'en fasse rien, sinon au risque de ma propre vie.
Zacharie, le père, me fixait tel un hibou et me jetai des regards haineux ; son aîné se déplaçait derrière moi sans bruit, telle une ombre ennemie, me faisant frissonner l'échine ; le plus jeune, lui, s'était fermement adossé à la porte fermée.
Quant à ce chien lugubre, qui, dehors, hurlait sa tristesse, il ne faisait qu'exciter la hargne ambiante.
Ce fut la mort de Lize Gorel qui me sauva.
Elle se débattit si fort contre l'Ankou, enfin venu à Ty ar Gall avec sa charrette fantôme moissonner cette nouvelle cliente, qu'elle roula de la table et tomba à terre dans une terrible résonance, mélange de sons durs et mous.
Je me précipitai.
Elle ne souffrait plus.
Lisant la confirmation de sa fin sur mon visage que je tournai ensuite vers eux, les Gorel cessèrent leurs menaces et leurs traits se détendirent d'un fugace sourire, vite remplacé par l'impatience de ne plus me voir là.
Zacharie fit un sec claquement de langue vers la porte, tant pour moi que pour son fils, qui s'écarta tout de suite.
Je partis aussi vite que si, venant de tuer moi-même la Gorel, ils me donnaient la chance de fuir.
Je retrouvai mon cheval qui hennit sa joie de me revoir. Et je dois avouer qu'après la caresse que je fis sur son museau, il me rendit d'affectueux et consolants coups de crinière qui me réconfortèrent ; ce dont j'éprouvais le besoin après la scène atroce à laquelle je venais de participer.
Maintenant, immobile au sol contre le pied de son arbre, roulé, tête et queue entre les pattes, le chien des Gorel grognait de sourdes plaintes d'effroi, à croire qu'il avait réellement vu entrer et ressortir le macabre ouvrier de la Mort : l'Ankou en personne, impitoyable dans ses sinistres missions.
Je montai dans ma voiture et partis sans tarder avant que les hommes, se ravisant, ne sortent et m'assaillent, où me tirent dans le dos les coups de fusils des lâches.
Lorsque j'eus atteint la fourche où j'avais hésité en venant à Ty ar Hall, j'aurais dû me sentir un peu plus à l'aise, mais l'horrible trépas de Liza Gorel continuait à m'être un incisif cauchemar dans lequel j'errais encore sans parvenir à me réveiller tout à fait. De surcroît, les larges fondrières du chemin m'obligeaient à tirer sur les rênes pour ralentir, usant ainsi mon reste de courage.
La nuit, très sombre du côté de la forêt de Saint-Ambroise, paraissait lumineuse de l'autre sur la longue genêtaie herbeuse que je longeais et qui m'annonçait la route de Carhaix, proche. Je commençais à me détendre ; là, je pourrais faire galoper à souhait et mettre rapidement, un à un, vingt kilomètres entre les Gorel et moi, comme autant d'arbres protecteurs abattus en travers de la chaussée.
C'est alors, que mon cheval hennit de si étrange façon que l'angoisse revint, glaciale, sur ma peau.
Je me penchai et touchai sa croupe. Elle frissonnait.
Son instinct de bête devait l'avertir d'un danger proche.
A l'aide de courts sifflements, je m'efforçai de le rassurer, lui autant que moi.
Mais il s'écartait sans cesse de la gauche, comme pour éviter de frôler la genêtaie, et menaçait de nous verser dans le fossé opposé.
Je l'en empêchai de toutes mes forces. Nous n'avancions plus, comme retenus.
Soudain, il se dressa sur ses pattes de derrière, battit l'espace et souffla à pleins naseaux une terreur animale qui le recula violemment ; panique qu'il me fut impossible de maîtriser avec les rennes.
Sautant à terre, j'allai vite le saisir par le mors avant qu'il ne parte d'une course furieuse, droit devant lui, et ne risque de se briser les pattes dans un trou.
Je l'immobilisai enfin, mais il continua à frapper le sol à coups de sabots affolés.
Je me tenais dos à la genêtaie.
Brusquement, une sensation indéfinissable me pénétra la nuque.
Je me retournai d'un bond.
Et j'eus l'impression d'être vidé de tout mon sang.
Mon coeur cessa de battre.
Là ... à vingt pas devant moi, bien visible entre deux touffes de genêts espacés, Liza Gorel se tenait de profil, courbée vers le sol !
Je voulus fuir, mais je ne me sentais plus aucune force.
J'apercevais, vivante, la femme que je venais de quitter, morte ... Je distinguais avec netteté ses vêtements déchirés, ravagés par la graisse bouillante ... Je voyais ses cheveux crêpés de gras figé ... Sa tête boursouflée et cloquée ... Oui, je voyais Liza Gorel et non une autre femme ... Elle était venue là plus rapidement que nous et faisait les gestes de creuser le sol comme avec une bêche, mais elle ne tenait aucun outil ... Rien ! ... Elle ne sifflait même pas son souffle ... Elle était plus que silencieuse et pourtant bien réelle ... Je ne la rêvais pas ! ...
A mon tour, je me sentis muet ; la voix me manqua pour hurler mon épouvante. Une effroyable panique me noua le ventre. Je suai ma peur à grosses gouttes.
Liza Gorel ne paraissait pas nous avoir entendus, ni vus. Elle s'acharnait à un vain travail qui l'accaparait toute. De temps à autre elle cessait de faire semblant de creuser, se relevait bien droite et se tournait attentive, inquiète aussi, vers Ty ar Gall ; puis, comme rassurée, elle reprenait de plus belle son incompréhensible tâche.
Alors je réalisai que, pour elle, nous n'existions pas.
Ce fut mon cheval qui rompit l'envoûtement dans lequel je serais resté si j'avais été seul. Il prit la décision en hennissant à mes oreilles. J'eux juste le temps de sauter sur le siège. Déjà il m'emportait dans une course folle.
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