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 Une veillée

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Joa
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Joa


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MessageSujet: Une veillée   Une veillée EmptyMar 18 Juil - 8:46

Je me souviens de ma dernière veillée comme si elle brûlait encore son bois de souvenirs. Et pourtant, c'est loin. J'avais dix ans. Maintenant, je suis plein de cheveux blancs.
J'étais alors souple à tomber n'importe où et à me relever, vif comme un élastique. Ajourd'hui, si je tombe, il faut qu'on me ramasse tout en me plaignant. Et mes os sont si rugueux entre eux que, parfois, je me demande si on ne les entends pas grincer quand je marche trop vite.
Mais voilà que je me plains au lieu de vous dire cette veillée, si méchante que, depuis celle-là, jamais plus mes parents ne m'ont laissé aller à d'autres ; de même s'en sont-ils bien gardés eux aussi.
Notre village se trouve en pleine forêt Barade. Il est si petit sur la carte qu'on le croit un hameau alors que c'est une vraie commune, avec une mairie, et que son nom bouge encore dans bien des mémoires depuis, justement, cette veillée-là qu'aucun de ceux qui la partagèrent n'a rêvée.
Au moins vingt personnes s'étaient retrouvées après souper à la métairie d'Eugène Frignac. Il y avait surtout des gens âgés, moi le plus jeune, et tous bien décidés à profiter de chaque craquement de bûches ou de fagots, tant il faisait froid, ce janvier-là.
Je m'y revois à me sentir le derrière coupé par l'extrémité du banc, près du coin de la cheminée où, malgré un feu craquant qui me cuisait tout d'un côté, mes pieds grelottaient dans mes galoches détrempées.
Ma voisine, une vieille, agacée de me sentir à côté d'elle, me repoussait à grands gestes forcés, les mettant sur le compte du ravaudage qui lui faisait faire "oui" de la tête alors qu'elle ne pouvait penser que "non", puisque, tondu à ras comme les autres écoliers, filles comprises, tous coupables d'avoir eu des poux, je pouvais peut-être lui en donner.

De trois quarts au feu, Eugène Frignac parlait sans répit comme un moyeu mal graissé, et, tout en donnant de solides jets de soufflet sur les braises pour les forcer à chauffer, il envoyait de malins coups de langue à notre curiosité pour qu'elle ne s'endorme pas. Mais il n'en était pas du tout question.
Ce soir-là il avait commencé par des histoires de colporteurs qui, au temps de ses grands-parents, venaient en cachette proposer à domicile des allumettes de contrebande et des livres de magie, cachés sous un tas d'autres marchandises, elles permises. Et ce trafic entraînait des histoires cocasses entre la maréchaussée et les curés, ensemble aux aguets pour deux causes défférentes, parce que la vente des premières était interdite par une loi républicaine qui préservait les bénéfices de l'Etat, et la seconde par celle de Dieu qui défendait qu'on mette les pouvoirs du Diable entre toutes les mains.
Mais, d'allumettes en livres du Diable, Eugène s'enflamma d'histoires à nous faire tous rôtir. Et si, malgré ses coups de coude, je me serrais d'inquiétude contre ma voisine qui ne voulait pas du pou que j'étais, je voyais bien que tout le monde ne demandait qu'à avoir peur, même si ce n'était pas rassurant.
Un seul ne partageait pas le frisson de crédulité générale. C'était le grand Chadorne, haut et maigre mais aux épaules larges comme celles d'un crucifix. A chaque histoire il opposait un rire moqueur qui nous faisait autant craindre le pire pour lui, qui les provoquait, que pour nous, qui les subissions, les revenants, sorciers et garous racontés par Eugène Frignac.
Et c'est peut-être pour agacer plus le grand Chadourne que le vieux Labrunie se mit à dire une aventure qui lui était arrivée dans son jeune temps de vacher, à Pensal.

Un soir comme chaque soir, alors qu'il faisait rentrer ses vaches et traversait un bois épais, une de ses bêtes, sans doute piquée par un insecte plus violent que les autres, s'affola et disparut entre les arbres.
La nuit tombait, et retrouver une vache folle dans un bois sombre, c'est vouloir jouer à cache-chiffon avec une étoffe fuyante. Son chien avait beau chercher à le guider, loin devant, jamais il ne savait exactement où il se trouvait parce que les troncs découpaient en petits morceaux ses aboiements et les dispersaient aux quatre coins du bois.

Bref, ne pouvant la retrouver tout seul, il aurait dû aller demander de l'aide à la métairie, mais, sachant le maître plus dépourvu d'intelligence qu'une trique, il s'en garda bien, préférant ramener la manquante, même au détriment du troupeau.
Grâce à Dieu, s'il ne retrouva pas la vache échappée, le reste du bétail sut rentrer de lui-même à l'étable, guidé par l'habitude. Mais lui, dans la nuit noire, il se perdit en dépit des aboiements venus de partout à la fois. Enfin une route le secourut : celle de Fossemagne ? de Rouffignac ? Il ne la reconnut pas. La nuit les routes ne disent rien et vont autre part qu'où on désire se rendre, c'est bien connu. Il se sentit donc perdu à larmes, ce qui ne l'empêcha pas d'aller dans la direction de n'importe où.
Tâtonnant le talus avec sa baguette de houx à siffler sur le flanc des vaches comme un aveugle sur celui des choses, il n'avançait guère. Aussi fut-il soulagé en apercevant de soudaines lumières à une centaine de mètres devant lui.
Il courut à ce repère, mais s'arrêta à temps, figé des jambes et raidi de la gorge ... Il y avait là, flammes hautes, quatre grands cierges noirs soudés sur la chaussée et qui ... qui éclairaient un cercueil sans couvercle !
Personne autour ! Il était seul vivant avec ... avec un mort immobile dans sa caisse, horrible de sang frais plein le cou, la tête presque séparée du poitrail !
Et, ce mort, il le connaissait bien puisque c'était ... c'était son propre maître, celui de qui il redoutait tellement la sévérité qu'il venait de s'en perdre par sa faute.
Mais, au lieu d'être rassuré puisqu'à présent il n'avait plus à craindre celui qui gisait outre-trépas, le voilà déguerpissant en sens inverse, poussé par la frayeur et malgré tout servi par la chance jusqu'aux maisons de Pensal.
Tremblant et pleurant, il entra à la métairie et se jeta dans les bras de la maîtresse qui fût bien obligée de le consoler au lieu de le réprimander comme elle s'apprêtait à le faire, pas à moitié et en acompte de plus encore.
Lui, il ne savait que dire à cette pauvre femme, maintenant sans homme, qui allait devoir travailler double pour le remplacer, et il larmoyait sincèrement en pensant qu'on ne lui épargnerait pas non plus ce travail supplémentaire.
Bien sûr, vous comprenez que son émotion lui enlevait toute logique. Il aurait dû, enfin, se demander pourquoi on avait oublié l'enterrement du maître sur la route. Un enterrement commencé, on le termine jusqu'au trou, sinon ça sent mauvais.

Mais il n'eut pas à plaindre longtemps la maîtresse. Le maître surgit de l'étable, bien vivant, et le secoua avec tant de vie qu'il lui fit attraper sur-le-champ une fièvre de rebrousse-peur. Et, le lendemain, lorsqu'il put enfin parler et expliquer ce qu'il avait vu, ce fut pire encore. Cette fois, le maître, superstitieux, blêmit et le punit d'une torsion de bras qui lui démantibula l'épaule aux trois quarts.
Mais apprenez la suite.
Deux jours après, juste à l'endroit où le petit Labrunie avait vu le cercueil de son maître, ne voilà-t-il pas que ce dernier déboule du cheval sur lequel il se trouvait, conduisant un tombereau de fumier, s'abrutit par terre et se laisse aller une roue sur le cou ! Couic !

Aussitôt son récit fini, le vieux Labrunie hocha gravement la tête dans le silence et, pour ajouter à l'émotion et à la perplexité de tous, grimaça une aigreur restée de cette peur-là.
Personne ne se cacha de croire à cette tragique mort vu d'avance. Ma voisine ne ravaudait plus et ne me repoussait plus. Chacun devait se voir à la place du petit Labrunie, ou victime d'un semblant destin à la place de ce métayer. Chacun, sauf, et on s'y attendait, le grand Chadorne qui voulut laver notre silence frissonnant et approbatif avec les solides coups de battoir de son rire sceptique.
Si bien que tout le monde étant prêt à faire n'importe quoi pour qu'il fiche le camp, on s'est expliqué par la suite pourquoi Elise Cambournouse se trouva à lui obéir.
Elise était servante, là, chez Eugène. Elle n'avait plus sa toute jeunesse mais, à trente-cinq ans, il fallait la voir encore souffler les beaux gars sous le nez des fraîches donzelles bien plus jeunes. Et elle n'avait pas froid aux yeux, Elise. Aussi voulut-elle donner une leçon à ce grand moqueur de Chadorne, si petit d'esprit, en acceptant la bravade qu'il lui imposa, comme ça, en apercevant le manteau de peau de loups qui pendait à côté de l'horloge.
Ce lourd manteau empoussiéré, atteint par la pelade du temps et que personne ne touchait jamais comme s'il y avait toujours dedans quelqu'un qu'on craignait de déranger, Eugène Frignac le tenait de son grand-père, un vieux à regard de hibou, pas bavard du tout mais fort en poigne pour vous faire comprendre les choses. Un sacré bonhomme qui, vivant, aurait déjà, sans desserrer un mot, arraché le fond de pantalon du grand Chadourne rien qu'en le soulevant par là pour le flanquer à la porte.

Le grand Chadorne demandant en riant si quelqu'un se sentait assez courageux pour lui prouver que le Diable existait.
Je le répète, Elise se leva et alla le frapper d'un vif coup de regard pas peureux qui, le reculant d'un hoquet de surprise, réveilla nos rires.
Aussi, pour cacher sa honte, fut-il obligé de poursuivre son intention jusqu'au bout bien qu'il se méfiât d'Elise. Il lui dit d'aller à la Font Chalard et de demander au diable Chalard ce qu'il pensait du grand Chadorne et ce que le grand Chadorne pensait de lui.
Pas plus, ni moins ! Vous voyez à quelle hauteur d'orgueil il se sentait, celui-là !
Le diable Chalard, qui rôde à la Font, n'est pas un facile, à ce qu'on prétend, pas plus que l'endroit en question. Vous savez, c'est ce trou d'eau noire aujourd'hui envasé qui se trouve à la cafourche, à cinq minutes d'ici vers la Nationale. Le Lucifer y vient tenir méchanceté ouverte et plus d'un bossu, d'un bancal, ou d'un borgne de la région sentent le soufre qu'il distribue à volée, comme on sème le grain.
Comprenez donc qu'à entendre une telle sottise, on chercha à retenir Elise. Mais, ne voulant pas fléchir devant son provocateur, elle glissa entre les mains en se tortillant à la façon d'une anguille et s'encourut, sabots claquant.
Elise partie, voilà le grand Chadorne qui attrape le manteau du vieux Frignac, le pose sur ses larges épaules à se changer en épouvantail vivant, et sort à son tour rapide comme du vent pincé entre deux murs.
Ce qu'il allait faire, vous l'avez deviné et tout le monde le comprit. On se mit à rire d'avance de la surprise d'Elise en voyant surgir ce faux diable de Chadorne, engoncé dans le reste des loups. Et, si on riait de bon coeur, c'était surtout en pensant à la rapide déconvenue de ce diable-là qui, victime de sa victime reniflant le farceur, allait recevoir sur les joues les marques d'une paire de claques à le cacher chez lui pour un bout de temps.
La belle leçon !
Mais, seul de tous, Eugène Frignac ne riait pas, pas du tout ! Il fallait le voir, blanc de visage, et l'entendre, blanc de voix, répéter : "Il n'aurait pas fallu ... il n'aurait pas fallu ..." Et, comme ce qu'il disait l'attristait autant que ça amusait les autres, personne ne pensa à rattraper et ramener Elise, capable de prendre un mal dans la nuit glacée.

Heureusement, son absence ne dura pas. Elle revint très vite. On l'entendit arriver à toutes jambes. Elle trébucha contre la pierre du seuil et finit sa course en tombant à plat ventre au milieu de nous.
On se baissa vite pour la relever. Mais elle ne fit aucun mouvement pour aider. Les paupières ouvertes et laissant presque sortir les yeux, elle était juste morte. Morte de saisissement.
Ca se voyait net !
Aussitôt mordus à rage, les hommes s'armèrent de tout ce qui pouvait tuer et partirent à la Font Chalard. Mais ces vengeurs ne devinrent pas des assassins.
Le grand Chadorne gisait raide devant le trou d'eau, mort, étranglé par les manches du manteau des loups.
"Il n'aurait pas fallu ... il n'aurait pas fallu ..." grognait Eugène, tout en s'acharnant à vouloir les desserrer de la gorge du grand Chadorne. Et il lui donnait en même temps de rudes coups de pied, à croire une bête immonde crevée là.
Ensuite, on l'aida en tranchant à coups de hache ces manches poilues, dures comme des pattes, ou des ... bras ?
Ces choses-là, voyez-vous, on ne les oublie jamais.

Claude Seignolle, Contes, récits et légendes des pays de France
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