1
Il était une fois, dans le pauvre hameau du Quenkis, en Basse-Bretagne, un jeune
pâtour, fils d'une pauvre veuve déjà sur l'âge. Il se nommait Iann Houarn : il était assez joli garçon, quoique louche ; de plus, fort comme quatre, et simple autant que trois niais de Guiscriff. C'est pourquoi sa mère n'avait jamais pu lui faire apprendre aucun état. Au surplus, Iann, qui comptait dix-huit ans, n'aurait pas voulu s'en donner la peine, disant que le bon Dieu avait créé les êtres baptisés pour respirer, boire, manger et courir à l'aise par monts et par vaux, et non pour étouffer et s'ennuyer dans ses tanières que l'on appelle des maisons ; pour regarder en liberté le soleil, les champs, les arbres, et non pour se creuser la cervelle afin de ramasser, par tous les moyens, des sous et des écus moisis, en hâtant le jour de l'
ankou (la mort).
Houarn disait, en vérité, mes amis, bien d'autres belles choses ; mais comme la bonne femme Jeanne avait grand-peine, en filant, à gagner du pain pour deux, dont un dévorait plus que quatre, et que du reste Iann avait un bon coeur, il comprit qu'il était temps de filer de son côté et d'aller plus loin voir s'il irait buter sur une bonne chance ; car pour se donner le souci de la chercher, cette chance rare, en vérité, c'était fort au-dessous de notre camarade.
Le voilà donc parti, un beau jour d'automne, vêtu, aux trois quarts, d'une culotte de toile percée, de la moitié d'une chemise, d'un morceau d'habit à son défunt père, et... c'est tout ; Iann ne portait jamais de chaussures. Quant au chapeau, c'était chose inutile, avec une chevelure inculte et aussi épaisse que la crinière d'un poulain.
Jugez donc de son bonheur ! Il courait tout le long du jour dans les bois, tuant du gibier, se vautrant dans les ruisseaux et, la nuit, s'endormait sur la mousse fraîche des pâtures, après avoir remercié son ange gardien de le rendre si heureux.
L'homme, hélas ! l'homme insconscient, finit par se lasser de tout. Ainsi en fut-il de notre vagabond, qui en peu de temps avait oublié la moitié de ses chausses sur les épines de buissons. Puis, l'hiver venait à grands pas ; l'hiver et son manteau de neige. Pas de culotte quand il gèle, c'est assez désagréable !
Comment faire ? Revenir à la maison ? Impossible, se disait-il, avant d'avoir ramassé quelque chose, dix-huit sous, par exemple, pour la bonne femme ; mais où les trouver ?
Un beau soir, Houarn, en traversant une grande forêt, aperçut une petite lumière au fond d'un sombre fourré et frappa à la porte de la grotte.
- Qui est là ? répondit une grosse voix.
- C'est moi, Iann du Quenkis.
- Il y a des Iann partout, fit l'autre, et plus de soixante Quenkis dans le diocèse de Léon. Au surplus, que veux-tu ?
- Ce que je veux, moi ? Rien du tout, dit le nigaud en regardant autour de lui, la bouche ouverte.
- Tu ne veux rien, l'ami ? Alors, pourquoi viens-tu déranger un honnête serviteur de la Trinité ?
- Pourquoi ? foi de Dieu ! pourquoi ? Je ne sais pas...
- En ce cas, détale au plus vite, dit le solitaire, qui dirigeait sa lumière par une fente de la porte sur la figure du visiteur. Détale prestement, et laisse-moi continuer mes oraisons.
- C'est bien facile ! répliqua Iann, car j'ai les jambes pour le moins aussi longues que les dents. Bonsoir, vieux hibou !
- Hein ? fit l'hermite, intrigué malgré lui.
Puis, remarquant l'air de franche simplicité du vagabond, l'homme charitable ajouta :
- Veux-tu souper avec moi ?
- Souper ? oui, assez, répondit le fils de la veuve ; mais j'ai encore plus à faire d'une culotte, si vous en avez de trop ; et puis, je voudrais dix-huit sous pour ma mère.
- Ah ! pour ta mère... Allons, entre ici, et soupons d'abord.
Et voilà nos deux camarades en train de
débrider, aussi bien que le sire de Ker-Nitra, avec du vin bouché, une cuisse de chevreuil et du jambon fumé. Quel souper de bénédiction ! Iann, n'ayant jamais été à pareille cuisine, se disait que la chance tournait bien.
Notre anachorète, après avoir bien régalé son hôte, voulut savoir ce qu'il comptait faire.
- Dormir à présent, répondit Iann sans se gêner.
Là-dessus, il s'allongea sur un tas de fougère, dans un coin, et au bout de trois minutes il ronflait comme un sourd qui a le ventre plein.
L'ermite le laissa faire, ayant même fonction à remplir pour son compte : si bien que toute la nuit il y eut dans la cabane un concert de ronflements à épouvanter les loups.
Houarn demeura pensionnaire de l'ermite pendant cinq à six jours, sans soucis, gai comme un meunier et plus heureux qu'un prince...
Au bout de ce temps, le serviteur de Dieu commençait à s'effrayer de la faim et de la soif croissante du gaillard, lequel dévorait tout ce que, dans sa charité, le bon ermite avait l'habitude de réserver pour ses pauvres ; c'est pourquoi il résolut de conseiller un voyage d'agrément à son pensionnaire.
- Il faut voir le monde quand on est jeune, lui dit-il, afin de trouver un bon état ; il faut faire un voyage...
- Un voyage ! un état ! interrompit Iann en ouvrant une grande bouche et en louchant d'un oeil, ce qui était la preuve de sa stupéfaction ; un état, mon Dieu !
pour faire quoi ?- Pour gagner ton pain, malheureux pécheur !
- Mon pain ! Eh ! Ne m'en donnez-vous pas ?
- Sans doute, sans doute, mon fils, mais remarque bien que tu manges la part des infirmes que je nourrissais autrefois.
- Ca m'est égal, à moi !
- C'est possible, l'ami ; mais le pain du bon Dieu n'est pas pour les fainéants. Tu es bien restauré ; je ne puis nourrir un vagabond qui ne veut rien faire pour se tirer de presse.
- Tiens, c'est drôle ! fit Iann en louchant encore plus. Et moi qui croyait que cela ne finirait jamais !
- Tu te trompais, mon fils, il y a une fin à tout dans ce triste monde... Mais, écoute, ajouta le bonhomme après avoir ouvert la porte, voilà deux chemins : celui de droite conduit à Morlaix, où tu trouveras beaucoup de gens comme il faut, qui te vendront de l'esprit et autres vieilleries dont ils ne se servent plus...
Houarn l'interrompit en disant :
- De l'esprit ! Pour quoi faire ?...
Le solitaire ne put s'empêcher de rire et reprit :
-- Celui de gauche mène à la forêt de Laz, où il y a un beau château, avec des portes d'or et des fenêtres d'argent ; ce château est habité par le roi à la barbe d'acier. C'est une belle aventure à tenter. Choisis.
- Pour lors, je vais à Laz de ce pas.
- Puisque te voilà si raisonnable et que tu es un bon fils, je veux te faire un cadeau que je tiens d'un vieux sorcier auquel j'ai donné des soins. Voici un
baz-houarn (bâton de fer). Ce bâton est fait pour toi, car tu es déjà un homme de fer. Prends-le, mon garçon ; le roi du Laz dort sans cesse d'un sommeil que rien ne peut interrompre ; mais il a une fille qui a juré d'épouser celui qui réveillera son père en brisant sa barbe d'acier.
- Une fille ! dit Iann, une femme ! Oh ! ça me gênerait pour...
L'ermite impatienté lança le
baz-houarn sur le chemin et ferma la porte au nez du vagabond
- Voilà qui est drôle ! murmura notre louche, et moi qui croyais... Que ferai-je de ce bâton ? Réveiller le roi sourd ? Mais si je tape dessus avec, je l'assommerai, c'est bien sûr...
Vous voyez que notre garçon ne raisonnait point déjà si mal pour un nigaud fieffé. Pourtant, après avoir tourné et retourné la trique de fer, Iann, qui la maniait comme une plume, se décida à l'emporter ; et, jetant un dernier regard sur le séjour de bénédiction qu'il fallait quitter pour toujours, il soupira dans son pauvre coeur et s'éloigna en sifflant un air de
jabadao ; puis il prit machinalement la route de la forêt de Laz. Il se disait, chemin faisant, qu'il apprendrait du moins ce que c'est qu'une aventure ; car, pour ce qui était d'accepter la fille du roi ou sa fortune, pour sûr il n'y consentirait pas à cause des soucis que tout cela doit donner.
2
Le jour même, Houarn fit une longue route sans s'arrêter. Le troisième jour, il entra dans la forêt de Laz. le temps était dur. La neige couvrait la terre. Les arbres, couverts de givre, ressemblaient à des squelettes balancés par le vent ; mais le vagabond sauvage ne s'attardait pas pour si peu de chose. Cependant il avait beau marcher, le fameux château ne paraissait pas. Il aurait fini par aller au bout du monde si, un soir, il n'eût aperçu à travers les branchages la fumée qui sortait par le toit de la hutte d'un sabotier.
Notre voyageur affamé, ayant senti l'odeur du lard aux pommes de terre, chavira à moitié la porte de genêt d'un coup de pied afin d'entrer plus vite, et dit au sabotier :
- Me voilà !
- Que veux-tu ? dit le maître de la hutte.
- Moi ! rien du tout.
- Alors, décampe, et laisse-moi creuser mes sabots, car la chandelle brûle à rien faire.
- Il n'y a qu'à souffler dessus, et elle ne brûlera plus, dit le nigaud en louchant avec des contorsions extraordinaires, tant il était content de son idée.
Le sabotier examina son singulier visiteur, et apparemment il comprit à qui il avait affaire, car il se mit à rire de tout coeur.
- A présent, faut souper, dit Houarn.
Et il s'approcha de la marmite, où le ragoût rissolait à plaisir. Puis il posa dans le coin de la cheminée son
baz-houarn, et s'assit sur un billot de bois.
Il examina à son tour la hutte du sabotier. C'était une cabane faite de branches entrelacées, de feuillages et de fougères sèches. Elle était ronde comme d'habitude, et la couverture, qui commençait à trois pieds de la terre, se terminait en entonnoir, avec un trou au milieu pour laisser passer la fumée. Le foyer, placé au centre, se composait de quelques pierres plates, arrangées avec un peu de terre jaune. Tout autour de la hutte, on voyait des outils, des troncs de hêtre, des tas de sabots. Le lit de l'ouvrier solitaire, fait de paille et de fougère, se trouvait dans un enfoncement, appuyé contre une pile de sabots mis au rebut. A droite, à gauche, il y avait une quantité de vieilles images enfumées que le sabotier amateur avait attachées avec des pointes aux montants et aux solives de la cabane. C'était d'abord l'Enfant Jésus, saint Joseph et la Sainte Vierge ; puis saint Crépin cousant des sabots de cuir ; saint Antoine, patron des solitaires, et son cochon (sauf votre respect), avec une pipe. On y voyait aussi le Juif-Errant, son bâton et sa barbe, longue d'une aune ; l'Enfant prodigue et ses pourceaux ; et d'autres encore...
Mathio, le sabotier, était garçon et travaillait seul la plupart du temps. Comme cela, il était quitte de se quereller avec sa moitié de ménage ou avec des fainéants d'ouvriers. Bref, pour en finir avec le mobilier de l'homme des bois, il n'y a plus qu'à parler de sa patraque à pierre, dont le canon percé était attaché avec du fil d'archal, et de son vieux briquet rouge et jaune, encore plein de feu, malgré son âge, son Ronflo fidèle, dont le museau roussissait chaque soir dans les cendres chaudes du foyer.
Nos camarades soupèrent de compagnie, firent leur prière du soir, ronflèrent ensuite côte à côte et, le lendemain, se levèrent, en même temps. Iann était de bonne humeur : il avait rêvé qu'il réveillait le roi à la barbe d'acier ; que le roi enchanté le dispensait d'épouser sa fille, mais qu'il assurait une bonne pension à sa mère et à lui pour le restant de leurs jours. Quel sort ! C'est pourquoi Iann se réveilla en éclatant de rire.
- Tiens ! fit le sabotier, qu'est-ce qui te jubile de la sorte ?
- Moi ! rien du tout, prresque rien : c'est la fille du roi qu'on voulait me donner en mariage, pour sûr.
- La fille d'un roi ? Toi, Iann ? Es-tu fou ?
- Non pas, l'ami, c'est l'ermite qui me l'a dit...
Et voilà notre nigaud de raconter toute son histoire, de fil en aiguille.
- Ecoute, mon petit Iann, dit le rusé sabotier, il faut que j'aille avec toi, sans cela tu ne t'en tirerais jamais. Et surtout n'oublie pas ton
baz-houarn.
Là-dessus, les lurons burent un bon coup d'eau de feu. Mathio mit sa patraque en bandoulière, siffla son vieux Ronflo et, mettant la clef sous la porte, s'éloigna de la hutte dont il rêvait de faire une maison de plaisance.
Les voilà donc partis tous les deux en quête du bonheur, comme tous les hommes, quoique avec des projets différents. N'importe, ils allaient, ils allaient toujours : Mathio piqué par la convoitise, Houarn sans savoir quoi faire...
3
Je ne vous raconterai pas toutes les aventures de nos deux vagabonds. Cela n'en finirait jamais, depuis le moulin des ogres et le boulanger de l'enfer, que Baz-Houarn aplatit comme une tourte de pain de seigle, jusqu'aux lacs de fil d'argent tendus dans la forêt sombre, et qui furent évités grâce au nez de Ronflo. Arrivons enfin au château du Laz, où repose le fameux roi dormeur.
Voilà donc qu'un beau matin, au sortir de la forêt, ils aperçurent les tourelles du manoir, dont les girouettes, garnies de givre, grinçaient comme une scie rouillée et brillaient comme de l'argent au soleil de janvier. Il y avait au-dessous des murailles des douves profondes, remplies d'une eau noire, où nageaient des monstres aquatiques, avec des têtes de requin, vomissant le feu et la fumée, et d'autres abominations encore.
Houarn sentit son sang se figer à la vue d'une douzaine de loups énormes qui regardaient nos camarades, en ouvrant des gueules épouvantables, garnies de belles rangées de dents.
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