Dans les traditions populaires, le diable se révèle être un grand bâtisseur. Monuments mégalithiques, châteaux, églises et ponts attribués à son talent émaillent les terroirs français. On dit qu'il ne lui faut qu'une nuit pour mener son oeuvre à terme, mais il réclame salaire. S'il bâtit un pont, il exige pour rétribution l'âme du premier vivant qui l'empruntera. Cependant, les villageois ont plus d'un tour dans leur sac pour duper le diable.
Le pont du Gard, avec son triple rang d'arcades qui chevauchent, là-haut, les uns sur les autres, est un des plus beaux ouvrages qu'il y ait dans le monde. Et pourtant, on dit que le diable le bâtit dans une nuit. Voici l'histoire :
Il y a qui sait combien de temps, la rivière de Gardon, qui est une des plus traîtresses et rapides qu'il y ait, ne se passait qu'à gué. Les riverains décidèrent un jour d'y bâtir un pont. Mais le maître maçon qui s'était chargé de l'entreprise n'en pouvait point venir à bout. Aussitôt qu'il avait jeté ses arcades sur le fleuve, venait une gardonnade (inondation du Gardon), et patatras ! le pont était par terre. Un soir sur tous les autres, que morne et tous seul il regardait de la rive son travail effondré par la rage du Gardon, il cria désespéré : "Cela fait trois fois que je recommence, maudite soit ma vie ! Il y aurait de quoi se donner au diable ! ..." Et aussitôt, pan ! le diable en sa présence parut ...
- Si tu veux, lui dit Satan, moi je te bâtirai ton pont, et, je te réponds que, tant que le monde sera monde, jamais Gardon ne l'emportera ...
- Je veux bien, dit le maçon. Et combien me feras-tu payer ?
- Oh ! peu de choses : le premier qui passera sur le pont sera pour moi.
- Soit, dit l'homme.
Et le diable tout aussitôt, à griffes et à cornes, arracha à la montagne des blocs de roche prodigieux et bâtit un colosse de pont comme on en avait jamais vu. Cependant le maçon était allé chez sa femme pour lui conter le pacte qu'il avait fait avec Satan :
- Le pont, dit-il, sera fini demain à la prime aube. Mais ce n'est pas le tout. Il faut qu'un pauvre malheureux se damne pour les autres ... Qui voudra être celui-là ?
- Eh ! badaud, lui vint dire sa femme, tout à l'heure une chienne a chassé un levraut tout vivant. Prends ce levraut et, demain à pointe d'aube, lâche-le sur le pont.
- Tu as raison, répliqua l'homme. Et il prend le levraut, retourne à l'endroit où le diable venait de bâtir son oeuvre et, comme l'angélus oscillait pour sonner, il lance la bête sur le pont. Le diable, qui était à l'affût à l'autre bout, reçoit vivement le lièvre dans son sac ... Mais, en voyant que c'était un lièvre, il le saisit avec fureur et l'emplâtre contre le pont ; et, comme l'angélus sonnait à ce moment, le mauvais esprit, en jetant mille imprécations, s'engloutit au fond d'un gouffre. Le lièvre, depuis, se voit encore contre le pont.
Et voilà pourquoi l'on dit que les femmes ont trompé le diable.
Frédéric MISTRAL, Almana prouvençau (Almanach provençal), 1876