L'âge du Diable

Un nommé Philippe, ayant vendu son âme au Diable, voyait avec plus de crainte chaque jour arriver le moment où il lui faudrait payer sa dette. Jadis, grâce à un marché, il avait connu l'opulence, mais malheureusement, bien qu'immense, cette fortune s'était amenuisée et, maintenant, il désespérait d'avoir à payer à son créancier un prix exorbitant, capital et intérêts.
Une petite semaine le séparait encore du moment fatal lorsque le hasard mit un matin le Diable sur sa route.
- Où vas-tu donc ? lui demanda ce dernier.
- Euh... comme vous pouvez le voir, soupira Philippe, je me promène...
- Dans ce cas, j'en déduis que les affaires marchent bien ?
- Euh...
- J'espère que tu n'as pas oublié que, bientôt, tu devras me rembourser...
- Hélas ! non, je ne le sais que trop et je travaille chaque jour comme un malheureux sans pouvoir parvenir à mettre un centime de côté... A la vérité, vous me voyez bien ennuyé car je me demande comment je vais m'y prendre pour être quitte avec vous.

- Ce serait bien regrettable que tu ne t'acquittes pas... tu m'étais sympathique et je t'avais prêté croyant que tu serais assez sage pour te libérer...
- Je voudrais bien, croyez-moi, mais... à moins que vous ne m'accordiez un délai, je me vois mal parti...
Le Diable parut réfléchir. Mettant la main sur l'épaule de Philippe, il lui dit enfin :
- Il est certain que cet argent ne me fait nul besoin, cependant, je ne puis satisfaire ta demande, mes décisions sont irrémédiables. Lorsque je donne une parole, il est nécessaire pour la bonne marche de mes affaires que je la tienne jusqu'au bout quoiqu'il advienne... toutefois, je puis modifier le mode de règlement et, comme tu me paraît intelligent, je vais te proposer une affaire magnifique... Viens me trouver le jour fixé pour l'échéance et, si tu peux me dire mon âge, nous serons quittes...
Sur ces mots, le Diable partit, laissant Philippe perplexe.
Pendant deux jours, afin de trouver l'âge du Diable, le malheureux se plongea dans les calculs les plus extravagants, les plus baroques, les plus saugrenus. Et c'était, avouons-le, de toutes les énigmes courant le monde, la plus hardue à résoudre.
Le troisième jour, il eut enfin une idée. Il s'enduisit le corps de miel, se roula dans les plumes d'une couette éventrée et fut bientôt transformé en un animal phénomène. Pour compléter son déguisement, il n'hésita pas à se mettre un poireau dans le derrière en guise de queue.
Ainsi métamorphosé, il se rendit dans un bois où il savait que le Diable aimait s'attarder. Se hissant sur une branche, il prit position d'oiseau et attendit patiemment. Lorsqu'il aperçut son créancier il poussa des hurlements plaintifs.
Intrigué, le Diable leva la tête et, découvrant l'extraordinaire animal, il ne put s'empêcher de s'exclamer :
- Fichtre... j'ai deux mille six cent quatre vingt douze ans et je n'ai encore jamais vu une bête comme celle-là...
Le jour de l'échéance, Philippe se présenta tout heureux devant le Diable qui lui demanda avec malice :
- Alors... peut-être me portes-tu une réponse ?...
- Bien sûr... Vous avez deux mille six cent quatre vingt-douze ans.
Le Diable fit un bond comme si cette réponse venait de le piquer.
- Mais... ? Comment le sais-tu ?
- C'est simple, mon bon monsieur, ne vous souvenez-vous pas de me l'avoir dit, l'autre jour dans le bois ?...
- Ah, gros malin, c'était donc toi l'oiseau de l'arbre... tu m'as roulé... va, mais, nous nous retrouverons.

Claude Seignolle, Contes, récits et légendes des pays de France