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 Le tribut du 13 juin

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Joa
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Joa


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Le tribut du 13 juin Empty
MessageSujet: Le tribut du 13 juin   Le tribut du 13 juin EmptyDim 30 Sep - 9:29

Notre ami C*** nous attendait impatiemment à Mauléon, en ce matin d'été 1859.
- A quelle heure arrivez-vous donc ! s'écria-t-il avec sa vivacité de basque.
Je lui expliquai les causes de notre retard : nous avions été retenus à Bayonne par un guide chauvin et bavard.
Il bondit presque :
- Méfiez-vous de ces gaillards, ils sont de purs Gascons !
- Et vous ? lui dis-je.
Il redressa fièrement sa moustache et répondit :
- Moi ? Je suis souletin, c'est-à-dire d'un pays où se parle l'euraskien pur et où les hommes vivent autant de liberté que de pain, d'un pays qui repoussa tour à tour les Francs de Dagobert et de Charlemagne, les Sarrasins d'Abd-er-Rhame, d'un pays où, jusqu'au dernier villageois, tout le monde est noble.
- C'est, fis-je observer, le moyen le plus parfait de maintenir l'égalité.
- Ne riez pas. Les Basques sont la race la plus ancienne de l'Europe et la seule qui ait su garder son indépendance.
- Cependant aujourd'hui ils forment tout simplement une partie du département des Basses-Pyrénées.
- Parce qu'ils l'ont bien voulu ! Mais nous reprendrons ce chapitre, ajouta l'ami C***, dînons d'abord : j'ai à votre service ce qu'on estime le plus ici, des cuisses d'oie, du jambon de Lahontan et du vin de Cap-Breton.
Je songeai en ce moment à la table de l'instituteur landais que nous avions rencontré l'avant-veille, et qui, sans doute, à cette même heure, buvait de l'eau et se privait d'une sardine pour compléter la brèche que nous avions faite dans ses provisions.
Après s'être égayé aux dépends des Bayonnais, C*** dit d'un ton plus sérieux :
- Je conviens qu'ils ont raison et que Bayonne ne saurait rester tel qu'il est, sous peine de manquer de respect aux colis de toute sorte que le commerce de la moitié de l'Europe va faire fondre sur lui. Mais ce ne sera plus Bayonne. Que voulez-vous ! Ici nous ne sommes ni grands ni larges ; nous avons des arcades dont nous étions fiers et où trois personnes passeraient difficilement de front. Tout cela se mettra au ton du cloître que vous avez vu ; l'herbe poussera dans les rues, et le vieux Bayonne sera rangé parmi les musées d'antiquités. prenons-en notre part. J'ai déjà gémi quand j'ai vu arriver à Saint-Esprit le cordon de fer sur lequel glissent des myriades de voyageurs... D'ici à deux ans, j'en ai peur, on ne dansera plus que le quadrille et la polka-mazurka à Ustaritz, et le piano parisien aura envahi Cambo comme il a envahi déjà Biarritz !... A votre santé !

Il but joyeusement un verre de son vin de Cap-Breton. Nous répondîmes au toast en profitant de l'occasion pour rire à notre aise. Mais lui, secouant la tête et se ravisant :
- Je les défie bien de déraciner chez nos Souletins l'amour du pays natal et le culte de notre belle langue. Il n'y a pas quatre de nos paysans qui sachent parler français.
Cette dernière raison me sembla péremptoire.
- Et d'abord en ce qui concerne l'indépendance absolue des Basques, vous devez savoir que non seulement ils ont su se garantir de toutes les invasions, mais que c'est à leur concours persévérant que les Espagnols durent de reconquérir pied à pied par le For ou Code Souletin, rédigé du temps de François 1er. Voici comment il débute : "Par une coutume gardée et observée de toute ancienneté (de toute ancienneté, remarquez bien !) tous les natifs et habitants de la terre de Soule sont francs, d'origine libre et franche, de franche condition, sans aucune tâche de servitude. Nul n'a de droits sur leurs personnes ou sur leurs biens, et ne peut obliger, en paix ou en guerre, les habitants du pays à lui faire suite ou escorte. - Les Souletins portent les armes en tout temps pour la defense de leur pays... Ils peuvent, quand ils le veulent, s'assembler pour traiter de leurs affaires communes, établir tels statuts et règlements qu'ils jugeront utiles, et ces conventions auront force de loi. - Le droit de chasse et de pêche est commun à tous les habitants du pays de Soule." Eh bien ! reprit l'ami C*** triomphant, y avait-il alors beaucoup de peuples qu'on traitât de la sorte, de peuples qui s'appartinssent sans mélange de vasselage, de peuples parmi lesquels chacun eût le droit noble et martial de chasser ? Aujourd'hui encore, il y a des serfs en Russie et des vassaux en Hongrie ! et sous Henri IV, un malheureux coup d'arquebuse tiré en cachette sur un daim menait un paysan à la potence. Répliquez : j'attends.

Nous ne répliquâmes rien pour abréger.
- Cette dignité, poursuivit-il, s'étend à toute chose. Vous qui êtes destinés à traverser les provinces euskariennes, vous pourrez observer comment les femmes y sont traitées et de quels privilèges jouit la maîtresse de maison basquaise. Chez nous, pas de ces misérables victimes chargées, pour le compte de leur maître et seigneur, de lourds fardeaux, ou brûlées par le soleil dans le travail des champs. Dans notre langue on ne connaît pas le tutoiement familier ; on se respecte mutuellement.
- Je ne n ie pas, lui dis-je en riant, votre indépendance complète : mais d'où vient que vous payez un tribut annuel aux Navarrais espagnols ?
- Parce que nous y avons été condamnés par un tribunal et que nous savons nous soumettre à la chose jugée. Mais êtes-vous curieux d'apprendre comment s'opère le payement du tribut ? Vous verrez si notre dignité s'y trouve compromise.
- Il se paye encore !
- Tous les ans, le 13 juin.
- Que n'avons-nous pu jouir de ce spécimen de l'indépendance basque !
- Ne plaisante pas, c'est un spectacle intéressant. Chaque année, le 13 juin, un Béarnais, deux Souletins et trois Navarrais espagnols se rendent au rocher d'Arnace, limite extrême des deux pays. Ces six hommes, chargés de représenter la France et l'Espagne et armés de pîed en cap, s'avancent avec précaution vers le rocher, comme s'il y avait quelque surprise à craindre. "Arrêtez ! crie un des Navarrais, qu'apportez-vous ? la paix ou la guerre ?" Les Souletins laissent au Béarnais le soin de répondre : "La patz ! la patz ! " Alors un des Navarrais pose sur le gazon son arme principale, fusil ou pique, le canon ou le fer tourné vers la France ; l'un des Souletins en fait autant en plaçant son arme en croix sur celle du Navarrais. Ensuite, les montagnards se découvrent, mettent un genou en terre, étendent la main droite sur cette espèce de croix et prononcent gravement la formule du serment de paix et amitié. Aussitôt, à un signal donné, trois jeunes Souletins sortent des bois voisins amenant trois génisses sans tache, qui sont livrées aux Navarrais. Ceux-ci vont les attacher avec des tresses d'osier à quelque arbre peu éloigné sur leur territoire, et l'on n'y pense plus. Mais il n'est pas rare que les génisses s'échappent ; elles ont l'instinct patriotique, et ne se soucient pas d'ailleurs de servir de repas homérique de la fête. "Où sont les génisses ? - Nous ne le savons pas. - Elles ont repassé la frontière ! - C'est possible ; il fallait les surveiller." Rire général ; on applaudit à l'esprit rusé des Souletins et des Béarnais leurs compères, et l'on ne s'occupe plus que de banquets où des villages entiers se traitent mutuellement.

Alfred des Essarts, Contes, récits et légendes des pays de France
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