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 Le marchand de rats

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Joa
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Joa


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MessageSujet: Le marchand de rats   Le marchand de rats EmptyLun 14 Avr - 8:30

La première fois qu'on le vit au pays, ce fut en novembre, pendant cet avant-hiver qui fouetta à mal quasi tout le monde, aussi bien ceux qui boudaient les lainages que les autres, dejà emmitouflés.
Le froid, denté de glace et langué d'un vent coulis, n'épargna ni gens, ni choses. Rien que chez les Amaillou, il mordit les reins du grand-père, gonfla le cidre - qui, à son tour, éclata les barriques -, écrasa les poumons de la mère, fendit sur pied la sapinière et manqua de cailler le sang de la fille.

Ce frisson du Nord répandit une épidémie blanche qui alla jusqu'à faire tousser la plus résistante santé du village, celle de Coud-le-fer, cette forteresse d'homme, notre charron trempé au feu, bras en battants de cloche et jambes en essieux de tombereau.
C'est par là-dessus que l'Inconnu arriva d'on ne sait où et s'imposa partout au point que, ne voyant plus que lui, on ne parla plus que de lui. Et il y avait raison à ça !
D'abord son allure d'homme âgé, fagot d'os dans un habit crévé de déchirures tel un Traverse-les-ronces ; doigts refermés comme les lames d'un canif après usage ; crâne à blanc ; lèvres aspirées dedans, pincées entre les gencives vides, et peau ravagée par les labours successifs de vilaines maladies qui lui avaient laissé tant et plus de cicatrices et de pustules superposées... Bref une vraie "fleur de cimetière", comme on appelle chez nous ces vieux frôleurs de tombes, rescapés de dix morts avortées.
Mais, l'allure mise à part, il était bel et bien vivant, de marche encore aisée, et savait lorgner les gens malgré l'usure de ses yeux : vous voyez la "délavure" que prend le bleu d'un vêtement à force d'être frotté à la lessive ? Oui ! Eh bien, ils avaient cette pâleur avec encore un reste du beau d'avant : des yeux qui, d'en avoir trop vu, semblaient ne plus désirer suivre que le spectacle de dedans.
On oubliait vite son aspect d'homme pas habituel au profit de ce qu'il brandissait d'une main : cette perche de bouleau avec, encore, sa chemise d'écorce usée seulementà l'endroit de la prise. Un bois raide, grand d'au moins trois mètres et couronné en haut par un cercle de tonnelet, tenu ballant avec quatre courtes ficelles, ni plus ni mins qu'un mât de cocagne en plus petit. Et là, point de friandises sucrées, ni de bouteilles de vin doux ; non, un fameux gibet à rats, rats pendus par le cou, se balançant crevés, les uns frais, les autres commençant à pourrir, et quelques-uns dans un état de putréfaction à chasser les porcs et à vous ronger les narines.
On l'appela tout de suite "Decatsisou". N'allez pas chercher trop loin ce que ça signifie. C'est tout simplement le raccourci de : "Deux, quatre et six sous", prononcé à la mange-syllabes comme on parle dans notre région.
Il était flanqué d'un chien jaune, haut sur pattes, partout pointu d'os et court de poils à le croire nu. Un de ces étranges chiens d'Orient comme on en voit chez les saltimbanques et qui, dressés à fouet-je-te-fouette pour apprendre quelques tours de cirque, décident un beaujour de fuir les applaudissements, mais restent toute leur vie croupe inquiète. A moins que ce ne fût un de ces chiens tireurs de charreton à lait à qui on avait fait mener une vie de chien. Et celui-là, malgré les attentions de son maître qui le touchait à chaque instant d'une brève caresse, machinale mais douce, se coulait craintif à ras le sol au point d'avoir le ventre boueux. Mais ça ne l'empêchait pas de guigner en seigneur ratier vers les caves et les greniers avec de vifs regards pourpres.

Ce "Decatsisou" alla frapper partout où commerce se pouvait pour lui, c'est-à-dire che les catarrheux, fiévreux, tousseurs, ou gelés en quelque endroit. Et, là, il fallait l'entendre répéter sans lassitude, d'une voix monocorde qui lui débordait autant par le nez que par les lèvres :
- Deux sous c'rat-là, si vous avez un p'tit mal... Mettez-le donc dans vot'poche... L'tour sera joué...
Et il montrait un des rats frais.
- Quat'sous, c'rat-là, si vous avez moyen mal... Mettez-le donc sous vot'lit... L'tour sera joué...
Et il montrait un des rats qui commençaient à pourrir.
- Six sous c'rat-là, si vous avez grand mal... Mettez-le donc dans vot'table de nuit... L'tour sera joué...
Et, bien sûr, il montrait un des rats putréfiés.
Ensuite, pour prouver que son remède était fameux, il donnait un coup de poing sur sa poitrine de couche-dehor, faisant écouter que, grâce aux rats magiques qui le préservaient, ça sonnait toujours sain là-dedans.
Alors, lui préférant la bonne odeur d'eau de Cologne du médecin et celle des médicaments proprement en boîte, ou celle de l'encens du Bon Dieu qui voile les Saints guérisseurs de l'église, on ne se gênait pas pour lui claquer la porte au nez ; ou bien on l'écoutait, poliment convaincu, lui prenant ensuite, avec le bout d'une pince à tison, pour deux ou quatre ou six sous de rat que l'on mettait à contrecoeur là où il disait.
Mais ces derniers furent peu nombreux et la majorité se moqua, refusant d'acheter le moindre rat enchanté bien que celui-ci eût pu trouver place dans leur poche ou sous leur lit ou dans leur table de nuit, v que les gens étaient tous plus ou moins petits, moyens ou grands malades. J'ajouterai que plus d'un le menaça des chiens qui, d'ailleurs, reniflaient de loi après les rats crevés et grognaient en bande serrée, montrant les crocs sans oser avancer, mais lui faisant cortège.

Quant aux gosses, ils composèrent tout de suite un refrain, peut-être pas méchant, mais qui ne dut pas plaire à l'homme aux rats, bien qu'il feignît de se montrer indifférent.

T'aurais point vu Decatsisou ?
C'ui qui attrape les souris et les rats
T'aurais point vu ce Volesous ?
C'ui qui attrape les nigauds et les bêtas.


Et d'en gaver sans répit tous les échos du village.
Des amusements de gamin bien sûr, mais, moi, à le place, vu les connaissances et l'âge de l'homme aux rats, je me serais montré un peu plus respectueux.
Pour ma part, faute de ma ceinture de flanelle que je n'avais pas mise un matin le froid s'était glissé en coliques dans mon ventre. Mais, bien que je garde toujours un flacon d'eau de Lourdes dans l'armoire et que je connaisse la prière à saint Haudrin, lsque le Guérittout est venu à la maison, je l'ai bien accueilli, lui demandant même conseil : à ma place lequel des rats, il achèterait ?
- Un d'quat'sous, mon gars... l'ventre c'est moyen mal.
Je lui ai donc acheté un rat à quatre sous ainsi que deux autres à deux sous pour ma femme et mon fils qui toussaient un peu. A vrai ire, je voulais avant tout faire plaisir à ce vieux et à son chien qui tout en me suivant attentivement du regard, me haletait à langue pendante une façon de sourire.
Après son départ, chaque acheteur de rat se trouva rapidement guéri, alors que presque tous ceux qui l'vaient repoussé traînèrent longtemps leur petit, moyen ou grand mal respectif. Coïncidene ou magie ? Allez voir ! Toujours est-il que beaucoup de ces derniers crurent avoir été maudits.
Aussi lorsqu'en février il repassa chez nous, encoe en plein froid, son chien vissé à ses talons, fut-il mal accueilli, lui et ses rats par eux qui se prétendaient ses "victimes". On vit cette fois combien le gens étaient méchants et désiraient le rester. Ils auraient pu faire profit de l'expérience passée en se décidant à acheter un des rats guérisseurs pour se remettre d'aplomb, comme ceux qui avaient agi de confiance. Mais, non, et certains même décidèrent de se venger sur... le chien du vieux, parce que la Justice ne punit pas pour ça, et qu'il n'et jamais bon de s'en prendre directement à ce genre d'homme.
On n'a jamais su qui lui jeta cet os farci dune viande hachée mêlée de poison violent. Il le happa avec un grognement de liesse, l'emportant dans une course folle, hor du village pour se cacher et croquer l'aubaine à lui tout seul, malgré les appels de son maître.
Jusqu'à sa mort, qui demanda une bonne heure et le fit hurler à vous écorche le coeur, ça et là, partout ù il croyait fuir sa douleur, tombant, se roulant et repartant avec elle qui lui fondait aux tripes, aucun de ses assassins ne se donna la peine d'aller l'achever d'uneolée de chevrotines. Sas doute la crainte de se trahir ou, tout simplement, l'indifférence qui suit les mauvais coups réussis.

Quant au guérisseur de froidure, il avait d'abord appelé son chien, jusqu'à plus souffle, mais, en entendant ses plaintes, comprenant tout, il s'était débarrassé de son manche à rats et, croyant encore en ses jambes, avait couru à son secours, comme s'il le pouvait ! Seulement, faute de muscles, il n'alla pas loin et se retrouva à genoux dans la rue. Alors d'aucuns, tout proches de lui, l'entendirent gargouiller par la gorge et le nez les difficiles pleurs d'impuissance de vieillards.
Pour ma part, quand j'ai appris la suite, je me suis maudit pour ne pas l'avaoir su à temps. je le lui aurais creusé pour rien ce trou qu'il désirait, et, surtout, je lui aurais laissé ses rats. Mais on ne peux pas se partager en deux ; ce jour-là, une vente m'avait retenu à Bernay et, lorsque je suis revenu le lendemain, il était déjà trop tard pour tout.
C'est que le vieux ratier dénicha enfin son compagnon sous le taillis où il s'ait enfoncé pour crever, pupilles dilatées, échine hérissée par la torture, et mâchoires verte d'une coulée de bave empoisonnée, crocs tendus menaçants vers la mort. Le vieux ne voulut pas le laisser là, offert aux rapaces de la nuit, à plume ou à poil, qui sont goulues et rapaces de leurs frères malchanceux. Il fallait l'enterrer. Mais, ne pouvant creuser une tombe sans pioche, il alla demander aux plus proches qu'on lui fasse un trou dans un bout de terre communal afin de ne gêner personne.
Ceux à qui ilquémanda en premier, l'envoyèrent au cantonnier-fossoyeur qui raclait encore ses poumons par la soit-disant faute aux rats. On le voit, c'était mal tomber. Celui-ci voulut bien creuser au bord du chemin des bois, malgré la dureté de la terre ; seulement, en échange, il exigea d'être payé en rats : pas un, mais tous.
Là, le vieux eut un regain de force. Il ne voulait pas se séparer de ses rats qui étaient aussi sa santé à lui.

- Tiens, dit-il, j'vons t'donner autant d'argent que j'ons d'rats pendus...
- Non, répliqua le Perce-cimetière, c'estb toutes tes crevures qu'je veux ou j'troue pas...
- J't'en donne le double qu'ça vaux...
- Non, c'est tes rats qu'je veux...
Le vieux parut plus accablé qu'avant, mais pas pour longtemps. Il aimait mieux son chien que ses rats et le préférait, même mort, à sa propre vie.
Lorsque le fossoyeur les eut tous sur une large pelle, il s'empressa d'aller les jeter dans le feu pour s'exorciser autant de son dégoût que de la maligne action de l'homme.
Son chien enfin enterré et gardé des autres bêtes, le vieux eut un merci pour le fossoyeur qui le laissa là, en plein front de bise. Alors il se coucha sur la terre bossue de mottes et se mit à parler tout seul.
Personne ne pensa à lui prêter un coin de grange pour la nuit et le froid n'en fit qu'une croquette.
Lorsque, tout de même, on se décida à aller voir ce qu'il était devenu, on ne trouva qu'une boule d'homme replié, raide à se casser en morceaux.
Mais, de toute façon, son cercle de vie s'était rompu avant qu'il ne meurre puisqu'il n'avait plus ni rats pour le sauver du froid, ni chien pour en attraper d'autres.

Claude Seignolle, Contes, récits et légendes des pays de France.
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Le marchand de rats
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