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 Chaque chose à sa place

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Joa
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MessageSujet: Chaque chose à sa place   Chaque chose à sa place EmptySam 14 Mar - 12:29

Lorsque je regarde le clocher de l'église et le paysage osseux qui environne Bardac, sur le Causse, tout en haut du Lot, je me fais le reproche d'avoir abandonné le berceau familial, si âpre, si beau, et, plus précisément, ma mère qui y vit encore.
Mais je ne suis pas le seul du pays, obligé au même repentir. Dans notre village, trop pauvre pour trop de bouches nouvelles, on part jeune, irrésistiblement appelé par la réussite, cette plante aux racines coriaces qui pousse entre les pavés des grandes cités ; plante rare que nous savons trouver et arracher sous les yeux des citadins à qui elle est offerte comme un droit naturel mais qui leur échappe. C'est que, chez nous, on est forcé, dès l'enfance, à fouiller les taillis pour, mains cloquées, coupées et piquées, souffrir à arracher bien moisn que ça : orties vicieuses, herbes tranchantes ou chardons méchants qui, à leur tour, nourrissent la basse-cour et le bétail qui nous font vivre.

Beaucoup de mes camarades d'école sont allés faire souche nouvelle à brive, à Toulouse et, même, comme moi, à Paris où tout semble facile mais est plus difficile qu'ailleurs. J'ai balayé les magasins des autres. Maintenant je fais balayer le mien. J'ai réussi et je peux dire qu'à quarante ans je commence enfin à vivre libre. C'est pour cela que B ardac me revoit cette année avec moins de tracas dans la tête que la dernière fois, voici huit ans, où ceux qui me posaient des questions sur mes affaires n'avaient aucune peine à apercevoir, au fond de mes yeux, la pile de traites à payer qui me tourmentait l'esprit. Et, même après plusieurs litres du petit vin de la vallée, guilleret mais qui vous laisse une dure traînée de poudre dans la gorge, comme si vous étiez la gueule d'un tromblon, ces satanés billets ne se laissaient pas enivrer.
A présent, ma mère peut reconnaître qu'elle est fière de moi et elle le dit à tout le monde avec cette voix de rocaille que j'avais aussi, adolescent, mais que la ville a effacée.
Je l'écoute comme une curiosité et je souris devant le chemin que j'ai parcouru depuis son ventre.
Elle m'a demandé de lui rester cette fois un peu plus longtemps que la dernière parce qu'à son âge, dit-elle, c'est un droit de profiter de ses enfants ; nous serons bien avancés tous les deux lorsqu'elle sera dessous et moi dessus à la regretter tout en la fleurissant !
J'étais venu pour une semaine. je suis là depuis un mois et je sais que je ne suis pas près de repartir, mes affaires me supplieraient-elles.
J'ai dit à ma mère que je m'attardais uniquement pour elle. J'ai menti. Je reste pour quelque chose d'inexplicable que je dois faire à mon corps défendant et qui m'ensorcelle peu à peu.

Cette inattendue démangeaison de vieilles pierres m'a pris voici quinze jours.
J'étais allé voir des cousins, à Gramat. En revenant, un écriteau m'a arrêté de force, planche clouée à l'un des rares arbres qui bordent la route : "Antiquités à cinq cents mètres", et une grande flèche peinte, dirigée vers l'intérieur du Causse.
Ce chemin de terre, bossu de pierres, n'était pas pour me décider à risquer la carrosserie de ma voiture neuve, et qui me connaît sait que je n'ai pas grand goût pour les vieilles choses. je m'y suis trop frotté par obligation toute mon enfance. J'aime le neuf qui va de l'avant, comme moi.

Mais, là, je m'engageai dans le chemin, sans la moindre hésitation, heureux même d'avoir assez d'argent sur moi pour, le cas échéant, acheter ce qui me conviendrait du moment qu'on ne me l'imposait pas.
Les vieilleries à vendre étaient entreposées dans une ancienne bergerie en pierres plates, sans ciment. Ici, des tables de ferme, raboteuses ; là, des armoires de chambre, cirées. Tout était ancien avec cette odeur de vrai vieux qui ne trompe pas un odorat tel que le mien, formé par dix générations consignées l'une après l'autre sur le grand livre d'état civil, à la mairie de Bardac.
La marchande, aux prises avec des clients curieux qui voulaient savoir le passé d'une huche comme si la pauvre feme l'avait connue pour berceau, n'eut pas à se soucier de moi. Je l'évitai et allai regarder les morceaux de statues, escaliers, cheminées, et autres restes de carcasses de château qui jonchaient l'alentour, jetés à des touffes de menthe qui les fleurissaient et les embaumaient. Et, là, sans savoir à quel besoin j'obéissais, je portai mon choix sans hésitation, tout en me demandant à quoi elle pourrait bien me servir, sur une lourde voussure moussue.
Je fis signe à la femme. Elle vint aussitôt. Je ne discutai pas son prix qui était très raisonnable, mais nous eûmes beaucoup de peine à mettre la pierre à l'arrière de ma voiture dont je déplaçai le siège, déchirant et salissant l'étoffe, ce qui m'indifféra, tant j'étais... - j'ai du mal à l'expliquer - enfin, si l'on peut ressentir ce que je ressentis, ce fut un grand mouvement intérieur, un élan de satisfaction qui se projeta hors de moi sous la forme de cette pierre, pourtant, je le répète, commune dans les nombreuses ruines du Causse.
C'est ma mère qui en poussa des exclamations ! Ma voiture si belle, abîmée par une pierre si laide ! Elle ne me reconnaissait plus pour fils. Et encore, une pierre que j'aurais pu trouver n'importe où, sans la payer ! Le voisin en avait un tas, de quoi rebâtir une maison. je n'avais qu'à lui en demander, il m'en aurait donné plusieurs sans me les vendre : il m'avait connu si petit qu'il ne pouvait pas me les refuser.
Mais, moi, en roulant la mienne dans le jardin, à côté du poulailler, je continuais à être heureux de mon choix. C'était exactement cette voussure qu'il me fallait et non cent mille autres pierres plus agréables, me les aurait-on données enveloppées dans de grands billets de nanque.

Lorsque le surlendemain, je rapportai avec la même joie un grossier troçon de colonne en granit, ma mère, assagie, me demanda, en d'efforçant de paraître sérieuse, si je voulais m'en servir comme rouleau à écraser le froment, ce qui nous ferait des économies de moulin. Je ris de bon coeur et elle aussi.
Et, deux jours plus tard, en sortant de ma voiture, cette fois sérieusement maculée, une nouvelle acquisition, ce morceau de dalle, brisée epuis si longtemps que la tranche en est noire, elle m'a complimenté sur l'amélioration de mon goût. En effet, le visage de diable qui s'y trouve gravé - un Baphornet, m'a dit le vendeur - s'il est ironique n'en mérite pas moins de figurer dans une honnête collection lapidaire.
Au fond d'elle-même, ma mère serait peut-être heureuse de découvrir un savant caché dans son fils. A présent, c'est elle qui m'encourage, sans doute parce qu'elle voit des alliées dans ces pierres qui me gardent au pays.
Elle remue tant de bruit autour de ma passion nouvelle que des fermiers éloignés viennent de me proposer leurs trouvailles exhumées par les labours : grossières bornes, auges, ou de ces anciennes croix de carrefour en calcaire dur, aujourd'hui remplacées par des laideurs de série, en fonte.
Beaucoup de ces pièces sont intéressantes mais aucune ne m'intéresse. Je ne les désire que parce qu'elles me sont désignées par un puissant besoin intérieur. Allez comprendre ! Et ne pas acheter celles-là me ferait plus de mal que si elles me tombaient sur les pieds.
A présent, le jardin en est couvert : moulures, linteaux, frises, balustres entières ou brisées et que sais-je encore. Notre voisin se moque de bon coeur en montrant mon tas qui singe le sien :
- petit, dit-il, tu es bien de chez nous, tu as aussi la maladie de la pierre.

Maintenant, je ne suis plus le seul à étriller le pays pour lui extirper toutes les vieilles pierres que je désire. Mariette Gachera, l'institutrice, m'accompagne de bon coeur. je ne prends pas cette brunette avec moi uniquement parce qu'elle est vive et jeune. Non, je l'accepte parce que nous avons les mêmes élans et faisons en même temps le même choix, bondissant où se trouvent "nos" pierres, après les avoir vraisemblablement flairées.
Au début, j'ai cru qu'elle me jouait cette comédie pour me faire plasir, mais, à présent, je sais que nous sommes taillés dans la même curiosité. Et, par la force de son regard, franc comme le vent, elle ne s'en laisse imposer ni par les vendeurs ni encore moins par moi.

Mariette, c'est comme une petite chienne perdue qui aurait été longtemps seule et triste et qui, m'ayant trouvé, gros bouledogue sensible, voudrait exister à mon échelle en aboyant et jappant au-dessus de ses forces.
Je l'aime bien, Mariette, beaucoup même, et je n'en aime que doublement mes pierres qui me l'ont amenée.
- Je n'ai jamais connu de vacances aussi belles, répète-t-elle souvent, avec son accent un peu raide.
Et, comme si je refusais de partager son bonheur, ses yeux me le demandent.

L'autre jour, en traversant Figeac, Mariette me saisissant soudain par le poignet m'a fait ralentir. Elle m'a dit :
- Tournez à droite.
Dans une petite rue sombre, l'enseigne d'un bricanteur, que nous n'avions jamais visité, nous a arrêtés.
Mariette, cette fois, m'avait devancé, et de belle façon.
Là, au milieu de ferrailles et de poteries, se trouvait un chandelier d'albâtre grossier, veiné de bleu, haut de cinquante centimètres et au godet curieusement ébréché, sans doute par un choc brutal.
Nous nous sommes regardés avec un sourire de complicité inéluctable, discret afin de ne pas faire monter le prix de cet objet que nous sentions encore plus nécessaire que les autres.
Après le béniter-coquille Saint-Jacques que nous avons trouvé à Saint-Céré, c'est la plus belle, je dirai la plus évidente pièce de notre collection.
De joie, j'ai embrassé Mariette en riant.
Ses joues veloutées et chaudes sont exactement au goût de mes lèvres.
- Recommencez, m'at-elle demandé, sans rire.

C'est curieux, depuis que j'ai acheté le chandelier, je n'éprouve aucun élan nouveau vers de nouvelles trouvailles. Mariette non plus, m'a-t-elle avoué. Pourtant, hier, nous nous sommes forcés, croyant à l'appel revenu, pour nous rendre au Bastit où l'on m'avait dit que le curé, ayant besoin d'argent afin de faire repeindre la chapelle de la Sainte Vierge, était vendeur d'un porche du XVIIe siècle, beau comme la porte du paradis mais qui ne lui servait à rien, démonté dans un coin du cimetière.
C'est en effet une belle pièce, et je suis certain que des Américains vont sauter sur l'occasion, faire mettre tout ça en caisses et les expédier chez eux afin de donner un détail authentique à un de leurs faux châteaux de Californie.

Nous ne l'avons pas acheté. Il ne nous était pas destiné.

Ce matin, j'ai posé sur la table de la cuisine le chandelier acheté à Figeac et, accoudé, pensif, je l'ai déplacé pendant je ne sais combien de temps, lentement sous un rayon de soleil qui venait jusque-là.
Je fixai, sans pouvoir m'en détacher, l'échancrure du godet qu'une ombre faisait vivre et j'y voyais un menaçant bec de rapace, au point que, par provocation, j'y risquai mon doigt avec une certaine crainte.
C'est alors que ma mère est venue et s'est exclamée à m'en faire sursauter, comme si le bec me mordait par surprise. mais cela m'a tiré de cette étrange contemplation qui alourdissait mon esprit.
- Petit, m'a-t-elle dit en riant... j'ai cru un instant que tu nous avais ramené là une buse !
A ces mots, une scène de mon enfance m'est revenue et, un court instant, j'ai cru y être réellement.
Nous étions ici avec mon père. J'étais fasciné par une vieille buse jetée sur la table et qu'il venait de prendre au piège, pattes et ailes liées, raide d'orgueil blessé, cou et bec dressés, comme ce chandelier-là, à présent prêt à couper un doigt ou à crever un oeil.
Ma mère avait eu les mêmes cris de surprise et de désapprobation car mon père voulait la garder en cage : ce n'était pas la place d'un tel volatile, bête à cauchemar et sujet d'ennuis. Et elle lui avait rappelé la ruse de ces oiseaux impitoyabls, leur faim de poules, la patiente méchanceté froide qui se lisait dans leurs petits yeux féroces.
En bref, elle avait si bien mis le père devant sa responsabilité que, faisant aussitôt la part du bon sens, il était allé lui écraser la tête sans pitié sur le billot, d'un solide coup de bûche.
Comment expliquer ce subit désintéressement ? Nous ne sommes plus du tout avec les mêmes envies de découvertes. maintenant, c'est sur Mariette que je me questionne sans cesse. Elle occupe tout mon esprit. Cet appel que je ressentais pour les pierres, c'est vers elle que je l'ai. Et, de son côté, il me semble qu'elle aussi ne fouille plus qu'en moi.

Oui, à présent c'est l'un dans l'autre que nous cherchons des trésors.
Tout à l'heure je m'apprêtais à lui proposer de me faire compagnie jusqu'aà Souillac où je dois visiter un de mes fournisseurs, que j'avais négligé depuis que je suis à Bardac. mais je n'ai pas eu à le lui demander. Elle est venue d'elle-même et ses yeux quêtaient :
- Emmenez-moi, vous voyez bien que je vous suivrais partout.

Ce court voyage que nous venons de faire à Souillac, il nous le fallait et je comprends maintenant qu'il avait sa place dans l'ordre des choses. Il était nécessaire. Non seulement je n'ai jamais senti Mariette si proche de moi, à n'être qu'un à nous deux, mais parce que ce fut l'étincelle qui déclencha le coup de foudre complet.
Peut-on imaginer notre saisissement lorsque, après Rocamadour, prenant par un chemin vicinal resté au temps d'avant le goudronnage, poudré, avec une crinière centrale d'herbes à caresser les moteurs, nous avons vu l'édifice !
C'est un bâtiment massif, rectangulaire, haut de trois étages à petites fenêtres, de peirres rousses faussement sévères, au toit plat et souverainement construit sur un éperon rocheux. Le soleil ne paraît exister que pour lui, qui donne l'impression de flotter au niveau de l'ombre épaisse des deux vallons de taillis sur lesquels il règne, attentif. Mais on se demande pourquoi il est fortifié puisque les grandes vallées d'invasion sont plus au nord, vers la Dordogne.
L'impulsion que nous connaissons si bien, la même qui nous dirigeait vers les antiquaires du Causse, nous a attirés jusqu'à la porte de chêne cloutée, épaisse et cependant rognée par la voracité d'une légion d'invisibles vers qui doivent se relayer là depuis des siècles.
Un "Avis", à l'encre délavée et fanée, disait que cette "Commanderie des Templiers" était à vendre à qui la voulait. Il suffisait de s'adresser à la mairie.

Depuis que je suis le nouveau "Commandeur" et que nous vivons dans cette vaste demeure templière, elle reprend bonne figure d'autrefois. Je l'ai achetée au prix honnête que suggère son extérieur et j'ai eu l'impression qu'on me vendait seulement l'aspect, me faisant cadeau de l'intérieur.

suite, prochain post...


Dernière édition par Joa le Mar 14 Avr - 17:32, édité 2 fois
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MessageSujet: Re: Chaque chose à sa place   Chaque chose à sa place EmptyLun 30 Mar - 11:18

.../...
Nous allons avoir à travailler comme des manants. Mariette et moi. Tout est à gratter et à recimenter mais, heureusement, le toit a été refait par la commune. Les déluges d'autombe ne nous feront pas regretter notre folie.
A la mairie, après avoir signé nos accords, Mariette m'a vivement pris la main et l'a pressée. Elle voulait me faire comprendre que nous devions mettre à profit la joie du maire, heureux sans doute de débarrasser d'une lourde charge le faible budget municipal. Profiter de la générosité de l'instant pour nous dire "oui", là, tout de suite, sans aucune autre formalité.
Mais c'est comme si nous nous l'étions dit à ce moment-là.
Le soir même, j'ai fait apporter un grand lit neuf dans la plus belle chambre, celle du premier, au trois fenêtres sans vitres.

En apprenant que nous allions enfin voisiner avec elle pour longtemps, ma mère est allée chercher sa plus profonde joie et l'a débouchée telle une bouteille de vin rare ; sans doute avec le même sourire qu'elle a eu tout de suite après les douleurs de ma naissance en apprenant son garçon. dans son regard, plus brillant que d'habitude, j'ai lu quelque chose comme : "Cette fois nous sommes trois à te retenir... Tu vas définitivement renaître au pays... Tu es notre prisonnier..."
A ce moment, le vent ras m'a soufflé une tiède odeur de thym. Redécouvrant alor le Causse comme jamais depuis longtemps et me sentant neuf pour une nouvelle vie chez lui, je l'ai respirée à m'en griser la tête.

J'ai eu quelque mal à décider le maçon du village. Il ne voulait pas nous aider à effacer les plaies de la Commanderie. Rempierrer les clôtures à moutons ou ressemeler les fermes usées lui suffisait et, à la seule pensée de recimenter la Commanderie entière, il se sentait des bras de plomb. C'était trop de travail à la fois. Si seulement nous n'étions pas si pressés ! Lui qui finit ses jours tranquillement à gratouiller ici et là, il faut que nous lui imposions un bagne en l'obligeant d'aller vite.
Je sens également que je le pousse à l'exploit, un peu comme si je le forçais à chauler les parois du gouffre de Padirac au bout d'un câble ballant. Mais il me faut reconnaître que, pour les gens d'ici, la Commanderie c'est une sorte de gouffre en hauteur, vertigineux de sa légende jusqu'au-delà des nuages.
Bien avant l'école, les enfants savent que c'est la bergerie des Dracs ou des Revenants. Et, avec l'instruction communale, ils apprennent que vivaient là les seigneurs de Dieu, casqués haut et montés sur de larges chevaux, moitié chair moitié fer, qui se battaient avec autant d'ardeur que leur maître.

Mélangeant les images de leur livre d'histoire, ils voient ces anciens maîtres du pays en Charlemagne avec une longue barbe sévère et ne doutent pas que ces gens d'autrefois reviennent quand ça leur chante, passent à travers les murailles, ne boivent rien mais se soûlent à faire trembler la colline.
Plus grands, "rentrés de militaire", les jeunes aguerris se moquent des racontars de leur enfance et fanfaronnent en livrant sans cachotteries aux murs redoutés leurs secrets d'amoureux : ces coeurs tracés au charbon de bois, traversés d'une flèche et qui veulent attirer à eux des Marie-Louise, des Jeanne ou des Marguerite.
Mais ils n'ont pas besoin de ça pour décider les "filles", qui les veulent avec autant de désir qu'eux. Et les souterrains dont enfants ils avaient peur, les protègent et en voient à rougir !
Pourtant, ce sont ces mêmes-là, qui, une fois mariés et pleins de gosses curieux, racontent à leur tour, autant pour montrer qu'ils savent que pour assagir les polissons ; racontent le mystérieux passé des Templiers et dessinent avec des mots troublants la forme de leur âme menaçante toujours présente, là-bas, pas loin, dans ce puissant château qui, à lui seul, a peut-être été un moment capitale de la Guyenne.
Et va, que se renflamme la crainte.

Très vite, la Commanderie m'a fait ressentir à moi-même qui elle était. Ses trente silences que sont les pièces voutées et hostiles m'apeurent la nuit. J'ai la sensation que l'immense palais froid est secrètement agressif, à l'image des violents templiers quercynois, ses maîtres de jadis, qui n'aimaient pas être grugés par leurs vassaux quasi païens mais qui le furent par leur roi chrétien plus encore que l'enfer ne l'aurait pu.
Je suis inquiet mais Mariette se serre contre moi et, sans se rendre compte, prend toutes mes craintes.
Elle ne pense pas à ce que je pense et ne pense qu'à être mordue aux joues afin de me dire, en riant : "Tu te souviens ?..."

Ce qui arrive est extraordinaire. Le maçon, qui, finalement, s'est laissé tirer jusqu'à la Commanderie, a dressé la liste de tous les matériaux qu'il lui fallait pour redonner son sourire à l'architecture intérieure. Et c'est proprement incroyable.

Mariette n'a pu retenir une violente émotion. Pour elle, il n'y a rien d'extraordinaire, ni d'incroyable, mais une réalité indiscutable. Avec son intuition aigüe, elle ressent la menace d'un grave avertissement et pâlit à laisser croire qu'elle vient d'être atteinte par une sournoise balle d'inquiétude.
Je devrais l'écouter, elle se trompe rarement, mais reconnaissez qu'on peut perdre tout sens critique en lisant, venant de quelqu'un qui l'ignore, l'énumération complète de votre collection de "fruits de ruines", glanés entre les quatre éperons du pays, cela jusqu'aux plus insignifiantes des marches d'escalier exactement taillées de telle et telle façon !

Pendant la remise en place de mes trouvailles qui, effectivement, appartiennent toutes sans exception à la Commanderie, au point que nous n'avons qu'à les replacer et les cimenter dans leurs plaies anciennes, mes craintes ont changé d'esclave. Je ne les ressens plus, à croire qu'ayanyt rendu des comptes aux templiers en leur restituant une partie de leurs biens volés et salis ua cours des siècles, ils m'ont admis et adopté pour digne successeur.
Par contre, Mariette ne cesse de me supplier dix fois par jour : "Partons, partons..." Mais, les amoureux, vous savez ce qu'ils sont : deux hésitations qui forment un tout solide. Nous resterons longtemps ici et y édifierons notre bonheur. Là, nous ferons nos enfants, jeunes cabris dans les vieilles pierres de notre vieux Quercy.

Le maçon nous a quittés. Cet homme doit encore se demander quel magicien je suis pour avoir su trouver, fignolé à un centimètre près, tout ce qu'il m'a demandé et cela jusqu'à la limite du possible. je lui ai ainsi enlevé des heures de travail, et c'est tant mieux car il éprouve beaucoup plus d'attirance pour un autre labeur bien plus cousin de sa demi-nonchalance d'homme du midi-moins-le-quart. Grâce à moi, qui lui ai fait gagner une sérieuse avance d'argent, il va avoir le temps de détruire la rivière pendant que sa fidèle bouteille de vin jouera le poisson de verre, attachée à la berge par une ficelle solide.
Je lui ai promis, en riant, que j'irais l'aider à ramener les pleins seaux de truites que je lui souhaitais. Mais une fois seul avec Mariette, il m'a fallu forcer mon rire pour ne pas subir son air maussade.
Depuis le "jour de la liste" elle n'est plus comme avant. Elle passe d'abattements en crises de nervosité. "Partons... partons", supplie-t-elle toujours, avec une grande prière dans le regard. Pourquoi partirions-nous au moment où notre Commanderie a pris un tel regain de jeunesse et d'harmonie ? Pour ma part, je mets l'agressivité des premiers jours sur le compte d'une sensation de l'esprit. Sans doute l'adage "A vieille demeure, vieux fantômes" m'avait-il influencé ?

Les habitudes se reprennent vite. Bardac nous a revus dimanche, tout comme les deux précédents, pour le déjeuner, chez ma mère. Nous sommes arrivés avec une demi-heure de retard, pas plus, mais suffisamment pour qu'elle nous en fasse le reproche : "Les cèpes sont trop cuits !... le pintadon, découpé, se racornit au four !"... car ce repas dominical est déjà traditionnel, tant dans sa composition que dans les reproches qui le précèdent.
Ma mère retrouve ainsi sa raison d'être et, de chercher à nous discipliner, tels deux enfants à dresser aux bonnes habitudes, la rajeunit. Elle s'y risque sans risque. Elle sait que nous reviendrons toujours, et je la sens si parfaitemen heureuse qu'à l'avenir je me garderai d'arriver à l'heure. Ce serait la priver d'importance.
Si bien, que, régnant de nouveau, satisfaite à ne plus voir que sa seule joie, elle ne remarque pas la tristesse de Mariette, et les encouragements qu'elle nous prodigue à bien servir la Commanderie, son alliée, coupent court à toute plainte.

Un problème m'accapare, qui prend une importance croissante : qu'elle était exactement la place ancienne du chandelier, dernière récupération templière que je pose un peu partout, n'importe où, et que je retrouve toujours, rapporté et jeté comme avec dépit sur notre lit ?
J'ai tout de suite pensé à Mariette.
Ah ! Mariette, ma douce amie qui veut, sans doute, souligner ses tendres et discrets reproches !
Pour lui montrer que je n'y étais pas insensibles, je lui ai demandé si ce ptit jeu la distrayait vraiment.
Plus pâle que jamais, et me pâlissant à son tour, elle m'a avoué qu'elle m'en croyait l'auteur.

Ce chandelier errant m'obsède. S'il me faut obéir jusqu'au bout à ma mission ui est de redonner leur place et leur rôle à chacun des éléments jadis pillés à la Commanderie, et que j'ai regroupés sur des ordres occultes, cet objet ne me laissera en paix qu'une fois sa propre paix retrouvée.

Mais où ?
Ce matin, je l'ai cimenté sur la cheminée de la grande salle d'en bas, à la place la plus honorable. Mais, cet après-midi, descellé, il bavait le ciment sur le lit. Toujours à la même place... toujours exactement sur l'oreiller...
La seule vue de son ébréchure m'angoisse, et la force rayonnante que je sens en le tenant menace de me paralyser. Mais j'ai réussi à l'enlever et, courant, je suis allé le jeter au grand puits sec qui, dans la cour, avale tout ce qu'on lui donne, gardant les bruits, profond et vorace qu'il est.

Mariette ne demande plus à quitter la Commanderie. Résignée, elle remue si peu les lèvres qu'elle ne mange plus que des miettes, et d'avoir maigri agrandit ses yeux. Ils me fixent avec un tel air de reproche qu'ilsmordent une douleur à mon amour.
Aujourd'hui j'ai envisagé de nous éloigner d'ici, d'emmener Mariette à Paris. Demain, je sais que j'y penserai à nouveau, en un peu plus grand. Puis, peu à peu, Paris redeviendra si vaste dans mon esprit qu'il n'y aura plus de place pour la Commanderie.
Mais nous laissera-t-elle partir ?
C'est étrange,
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