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 La fille gagnée

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Joa
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Joa


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MessageSujet: La fille gagnée   La fille gagnée EmptyMar 28 Avr - 12:25

Le château de Baylac est construit au goût des vallonnements bordelais déjà si difficiles pour la qualité de leurs vignobles et qui s'accomodent mal des mauvaises constructions.
Pierre blanche et tourelles mordorées de chèvrefeuilles morts, plus beaux que vivants, ce n'est pas un château ancien mais il sait harmonieusement tromper le jugement des connaisseurs qui en douteraient.
Celui qui le fit édifier, voici une soixantane d'années, sut tempérer la fantaisie des architectes d'alors, enclins à faire "plus vieux que du vieux", le marquis s'estimant sans doute suffisamment âgé comme cela.
Le château est aux ombres d'une conque de collines, un peu comme au creux d'une gigantesque main de terre, légèrement refermée, la rondeur la plus élevée figurant, si l'on peut dire, la paume. La vigne n'a jamais voulu de ce fond où le soleil est trop maigrelet. Elle comence plus haut, à niveau de toits et se déploie, céleste dans la perspective. C'est là sa place naturelle, elle qui donne le Paradis sur terre à l'ivrogne.

Le vignoble couronne le château mais ne lui appartient pas, le marquis ayant mis sa fortune en pierres improductives et non en récoltes inépuisables. Il ne savait pas spéculer et, cependant, de son temps il s'était trouvé peu de joueurs tels que lui, ayant risqué au jeu avec autant de fougue et, hélas ! d'inconscience.
Depuis que je séjourne à Baylac, chez l'un de mes oncles, modeste retraité de l'industrie qui se repose en travaillant ferme à l'artisanat de chaudronnerie, je viens m'asseoir au seuil des vignobles d'en-haut, contemplatif du château, l'esprit craquant à la curiosité comme craquent les sarments à la chaleur.
L'actuelle châtelaine m'intrigue. Elle ne joue pas à l'originale de quatre-vingts ans, dit-on - je la vois, alerte, s'affairer aux soins du parc comme si elle craignait que celui-ci ne se dévergonde faute de discipline.
Elle en est restée aux robes longues de son temps de jeune femme, sans doute pour ne plus vieillir : vêtements à taille mince, de teinte vieil or ou vieil argent, non fanés puisque le soleil, jouant sur eux, les fais briller d'une bien plus grande richesse que nos vêtements d'aujourd'hui.
Je la vois fauciller les herbes montantes, ratisser les graviers indisciplinés ou lire, ou coudre sous la cape de chèvrefeuille soulevée à la façade afin que s'allonge leur ombre tiède.
Un long banc de pierre trône, souverain, devant l'escalier de la porte centrale. Je ne sais pourquoi mais je le trouve vigilant et menaçant. La châtelaine aussi, me semble-t-il, qui le contourne de loin, évitant même de le regarder chaque fois qu'elle entre et ressort du château où elle ne s'attarde jamais.
Malgré ma croissante curiosité, je n'ose pas aller pousser l'énorme porte à barreaux qui garde la dame, mais, le soir, à la tombée du jour, je la croise exprès, lorsqu'elle retourne au village, habitude, me dit-on, qu'elle a prise voici une vingtaine d'années, à la mort du marquis, son père. Là, une modeste chambre louée garde ses nuits.
OUi, aussi étrange que cela paraisse, chaque matin, quel que soit le temps, elle part châtelainer ; chaque soir elle revient villageoiser.
Vu de plus près, son visage me séduit, éclairé par une regard qui est le prolongement d'une âme secrètement riche, autant que sa discrète robe de vieil or dont le soleil sait si bien empoigner le trésor. L'indifférence qu'elle affecte - non, elle n'est pas capable d'affectation, elle ezst trop naturellement naturelle - écarte les villageois qui pourraient s'être laissé surprendre par son arrivée.

Je dis bien "surprendre", car je sais qu'on évite de se trouver sur son passage. Mais on la salue respectueusement, très respectueusement, avec crainte voire pitié, oserais-je dire, et de loin, de très loin.
Cette vieille dame, qui ressuscite pour moi la vie d'une autre époque, morte, ne me regarde jamais, même si je fais en sorte de l'y contraindre, croisant sa route et m'inclinant de respect. Avez-vous déjà remarqué, à la ville, ces passants aériens, au regard posé sur de si lontains horizons que l'on craint pour eux la traversée de ces torrents que sont les simples rues, animées de réalités mortelles ?
L'abondance de sa chevelure me frappe : gerbe d'épais cheveux châtains sans le moindre fil blanc et retombant sur les épaules qu'elle cache en partie. De dos, mince comme elle est, on ne peut lui donner d'âge, droite telle une adolescente, agile à poser l'énigme. De face, vieille dame le temps d'un bref jugement, gorgerette mauve et poudre au nez, mais, vite, la jeunesse à nouveau dans les yeux éclairés d'un sourire diffus resté loin derrière, encore à la simplicité de l'enfance.

En la saluant ce soir, j'ai osé la fixer avec plus d'attention - j'allais dire plus intimement -, sans doute parce que je crois qu'elle ne me regarde pas, et je viens de découvrir, coupant un des petits chemins de rides ténues qui couvrent chacune de ses joues, cet étrange trait bleuté courant de sa tempe à son menton. Balafre ancienne que son regard, me retenant tout à lui, m'avait jusqu'alors empêché de distinguer.
J'en parle à mon oncle. Il me regarde avec étonnement :
- Ah ! tiens ! je n'ai pas fait attention.
C'est que, comme les autres, il n'aime pas s'approcher d'elle. Pourquoi ? J'insiste. Agacé, il me dit que j'ai une sacrée patience pour m'intéresser à des gens qui ne s'intéressent à personne.

Enfin, j'ai appris pourquoi ma châtelaine, bien que propriétaire de ce magnifique château de trente pièces confortables, ne loge ni ne couche plus jamais chez elle, alors qu'autrefois elle y vivait entièrement et recevait pleinement.
Bien avant la construction du château, sa famille vivait à Bordeaux, tantôt dans un hôtel particulier tantôt dans un appartement médiocre, selon la chance du marquis, au jeu. Ce père, risqueur jusqu'à sa chemise, fréquentait bien plus les cercles que le lit conjugal, perdant dans les premiers mais gagnant chaque fois dans le second, ce qui lui valait un coffre vide de louis et une maison pleine d'enfants. Il fit ainsi à sa femme neuf visites sentimentales six nuits mâles et trois femelles. Neuf enfants livrés à l'océan d'indifférence paternelle mais sauvés de la noyade par une mère vaillante autant qu'indulgente, si on sait que son joueur d'époux allait se consoler de ses pertes d'argent entre les bras de maîtresses qui, elles au moins, ne lui transmettaient pas les plaintes d'une nichée de respectueux récriminaires.

Ayant à la longue épuisé la dot de son épouse ainsi que l'arrière-bourse de l'héritage paternel, le marquis joua tout ce qui pouvait se jouer et, même, l'injouable si l'on se place dans l'angle du respect familial.
Un matin, il parut au domicile conjugal avec un air si sombre et s'affala sur son siège avec un tel accablement, non feint, que sa femme en fut profondément bouleversée. Le marquis portait toutes les apparences d'un définitif retour au foyer.
Etait-ce, enfin, le grand repentir ? L'humilité, après l'orgueil ?
Les enfants, venus voir ce soi-disant père qui, soi-disant, voyageait à vie sur de soi-disant navire voués à de soi-disant pays lointains, le dévisagèrent avec de jeunes yeux à la fois émerveillés et pleins de reproches.
Mais le père, se reprenant, les chassa tous à l'exception de sa fille aînée, ma châtelaine, alors âgée de seize ans.
Le dialogue fut bref, cinglant, définitif :
- Ma fille, vous vous devez à la parole de votre père.
- Je ne vous comprends pas, père !
- Je vous ai jouée...
- Je ne vous comprends pas, père !
- J'ai joué votre main et je l'ai perdue.
- Père !
- Dès à présent, vous vous devez à celui qui vous a gagnée.
- Mais, père, je... j'ai déjà fait mon choix !
- Vous êtes trop jeune pour savoir choisir toute seule, vous épouserez notre gagnant, mademoiselle.
La dignité que ce père n'avait plus, sa fille la possédait jusqu'à la grandeur. Elle s'inclina, rejetant un amour généreux et heureux au profit de celui-là, acheté et mesquin.
L'époux, joueur de chance jusqu'au bout, fit apparat de leur mariage. Il voulait profiter en tous points de ce coup double : le marquis avait un nom glorieux, lui était roturier ; il se savait malhonnête - ce qui est honnête - et son "gain", étant l'honnêté même, lui devenait un vêtement idéal pour travestir le vicieux trafic d'abus de confiance dont il se nourrissait.

Ainsi, d'un père indigne, passa-t-elle à un époux sans dignité qui - arrêtons-nous un instant et soufflons en rendant grâce à Dieu - fut rapidement pris en charge par cette grande famille qui loge solidement les plus turbulents de ses enfants : la justice, offrant un toit à l'épreuve des tentations et sous lequel il passa tant d'années, coupées de si brèves vacances que son épouse retrouva l'ambiance familiale.
Elle se laissa torturer poliment et resta fidèle à sa parole comme son père l'avait été en la jouant et en réglant sa dette.
Enfin, elle fut débarrassée de cette canaille qu'on envoya au bagne après un sinistre et sanglant forfait. Mais, d'humiliation, elle perdit tous ses cheveux.
C'est pendant ces années-là que le marquis connut une ère de chance insolente. Il se mit à gagner tel un tricheur et, tant le jeu est d'humeur versatile, alla aussi loin en fortune qu'il était allé en ruine. Il devint riche au point, malgré son âge mâchuré, d'être couvert de jeunes amantes à ne savoir avec laquelle coucher, mais il finit par "être choisi" de la plus ardente en désir... d'assurer sa propre vieillesse.
A celle-ci il promit la lune. C'est ainsi que fut construit le château de Baylac.
Ce dernier édifié, et chacun de ses enfants nanti d'un bien, tous sauf sa fille aînée à qui il ne donna rien, comme s'il voulait la punir de l'avoir mal jouée aux cartes, il invita la jeune courtisane à venir prendre les clefs de son cadeau.
Elle s'y rendit, sûre d'elle, laissant son temps à la calèche qui l'amenait de Bordeaux où elle mansardait depuis des années. Mais, lorsqu'elle y arriva, elle fut incapable d'oser descendre, saisie par la violente et incroyable scène qui se jouait devant la grande grille du parc.
La fille gagnée-perdue tenait tête à ce vieillard de marquis, bien près d'éclater d'apoplexie. A côté d'elle, un homme en noir, au visage glacé, serviette sous le bras, patientait dans une attitude plus favorable à la fille qu'au père.
Celle-ci exigeait d'un ton bref et cinglant, semblable à celui que son père avait employé à son égard, des années auparavant.
- Père, vous avez pesé bien lourdement sur ma destinée.
- Je ne vous comprends pas, ma fille !

- Vous me devez dédommagement.
- Je ne vous comprends pas, ma fille !
- J'ai droit à ce logis.
- Ma fille !
- Dès à présent, j'en prends possession.
- Mais, ma fille, j'ai déjà fait mon choix !
- Mon père, vous êtes âgé et influençable. Ne faites pas ce que vous aviez l'intention de faire. La loi est à mes côtés. Osez la braver.
A cette fermeté, le marquis reconnut l'hérédité d'un trait coriace de son propre caractère et, devant ce notaire attentif aux droits filiaux, il ne sut plus quelle carte jeter.
La jeune maîtresse fut plus rapide à juger la situation. Elle fouetta son cheval et partit en lui craint qu'il n'était qu'un goujat.
Le château fut dûment reconnu à ma châtelaine qui, loin de se montrer glorieuse, eut alors un élan de reconnaissance affectueuse envers son père.
Mais celui-ci coupa court en lui jetant, la rage au coeur :
- Ma fille, vous avez éveillé en moi une haine éternelle dont vous vous repentirez plus tard.
Et, elle, de répondre, avec l'autorité de son droit :
- Père, quoi que vous fassiez, je resterai là jusqu'à ma mort.

A présent, le regarde la "dame gagnée" avec d'autres yeux. Aucun de ses gestes visibles ne m'échappe, que ce soit dans le parc de son château ou sur la route du village. Et, j'ai honte de l'avouer, je me suis fait prêter des jumelles par le docteur qui croit que je suis un forcené d'ornithologie. J'ai découvert un oiseau rare au nid, lui ai-je dit. Il est heureux de pouvoir m'aider ainsi dans mes observations ; heureux et envieux, car il regrette de n'avoir de penchant pour aucun passe-temps.
La châtelaine quitte donc sa chambre villageoise le matin, au jour bâillant. Aussitôt arrivée au château, elle pose un tablier sur sa robe et va dévotieusement faire le tour de ses parterres de fleurs. La rosée, tout juste pondue par le ciel sur les pétales, l'émerveille comme une enfant. Vite, elle en recueille sur un fin mouchoir de batiste et s'humecte le visage, les bras, ainsi que font les jeunes paysannes qui veulent avoir la peau claire et souple. Elle ne s'attarde pas au rite mais accomplit ces quelques caresses avec des gestes lents de grand cérémonial.
Je comprends maintenant pourquoi elle est si fraîche malgré ses qutre-vingts ans : mentalement elle se retrouve chaque fois à la première fois de tout ce qu'elle fait et refait depuis si longtemps. Ainsi se garde la candeur. Ainsi se perpétue la pureté.

A midi, elle prend une collation qu'elle puise dans un panier à couvercle - je n'en ai pas encore parlé, mais il fait partie du va-et-vient, soir et matin, ce qui souligne le plaisir qu'elle a de se livrer comme à une escapade.
L'après-midi, en suite à une légère sieste dans un fauteuil d'osier bien plus fatigué qu'elle, la voici tournée vers le château, à contempler la pierre. Vers trois heures, ce sont de rapides disparitions à l'intérieur du bâtiment d'où elle ressort avec quelque chose à frotter : assiette, bibelot ou chaise de bois, qu'elle dépoussière avec soin. Cela lui mange des heures, entrant, ressortant. Et, toujours, elle évite le grand banc de pierre, allongé tel un molosse fatigué.
S'il pleut, elle se met sous la véranda close, qui, un peu sur la gauche, doit lui être bien utile en hiver lorsque le vent du nord descend la Garonne - car, à la saison froide, elle suit le même rythme : il n'y a pas de fleurs champêtres mais n'oublions pas la serre qui pourvoit à sa passion.
Ainsi va-t-elle, lente dans sa vie lente, entre telle heure du matin et telle heure du soir selon la durée du jour qui, en déclinant, la chasse. Oui, je dis bien : la chasse.
Dès que le crépuscule mordille, ele s'inquiète et s'active sur la tâche qui lui reste à terminer. Elle évite le banc de plus loin encore, comme s'il menaçait de se dresser pour bondir vers elle. Et, prenant vivement son panier à couvercle, elle se dépêche à la grille, fuit, ne retroubant son calme qu'aux premières maisons du village où la sérénité lui revient.
Et moi qui, cependant loin du château, m'y trouve presque à le toucher grâce aux jumelles du docteur, je reste là et patiente sans risque dans le prolongement de son inquiétude.
Alors, le crépuscule gris à point, mais la nuit encore un tout petit peu plus loin, je vois surgir contre le banc, sortant comme d'une boîte à diable, un homme très âgé, à la tignasse et aux favoris épais, vêtu d'une redingote à parements de satin, botté, lourd et raide comme de la terre gelée, mains énormes, cupides, préciserai-je, mais dont une seulement doit se contenter de cette longue badine flexible qu'elle agite méchamment et qui pourrait très bien vous marquer le visage.
Tourné vers la grille refermée, il menace, apoplectique mais silencieux dans le slence hostile.
La nuit venue il se laisse pesamment tomber sur le banc de pierre où, tel un gros vautour accablé, il reste immobile jusqu'à l'aube qui le chasse. Non, qui l'efface.

Claude Seignolle, Contes, récits et légendes des pays de France.
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