Le champ de pierres

Il était une fois, une fois il n'était pas, une autre frois il était encore et une fois il sera, un saint pape qui s'appelait Cornély ou Corneille. C'est un personnage tout à fait historique: prenez la liste des souverains pontifes et vous y verrez qu'il a été le vingt-et-unième et a exercé son pontificat de mars 251 à juin 253, après une vacance du trône papal due aux persécutions de Decius et au martyre du vingtième vicaire de Jésus-Christ, saint Fabien. Sous l'empereur suivant, Gallus, le bon Cornely a été chassé de Rome: ceci est encore un fait historique. C'est après cela seulement que la légende bretonne diffère légèrement de l'enseignement des historiens officiels, mais c'est focément elle qui a raison: la preuve c'est qu'elle est beaucoup plus jolie que ce qu'on peut lire dans les manuels d'histoire.

Ainsi donc, en l'an 253, le saint pape Cornély apprit que des citoyens romains mal intentionnés faisaient courir sur son compte des bruits absolument calomnieux et que l'empereur Gallus avait décidé de le condamner à l'exil. Il connaissait assez les soldats romains pour savoir que lorsqu'ils arriveraient faire exécuter le jugement, ils trouveraient un prétexte pour provoquer un incident et, en conséquence, au lieu de le chasser hors de la ville, le conduiraient tout droit aux arènes et s'offriraient le plaisir de le torturer. On peut être pape sans avoir forcément la vocation du martyre. Mieux valait prendre les devants et quitter Rome sans attendre. Il prit la route vers le nord-ouest, dans la seule compagnie d'une paire de boeufs, chargés de porter ses bagages et qu'il pourrait monter lui-même à cru, quand il serait fatigué.

Il n'avait pas encore achevé le franchissement des Alpes qu'un ange lui apparut sous la forme d'une marmotte et, après avoir sifflé pour attirer son attention, l'informa qu'une armée romaine s'était lancée à sa poursuite et qu'il avait intérêt à presser le pas s'il ne voulait pas être rattrapé. Heureusement, des boeufs chargés des bagages d'un saint reçoivent automatiquement le pouvoir de marcher aussi vite que des chevaux. Cornély traversa toute la Gaule et arriva en Bretagne sans avoir été rejoint par ses poursuivants. Il contourna le golfe du Morbihan, traversa Auray et prit la route de Carnac.

Il vit alors dans un champ, au bord de la route, des paysans qui semaient de l'avoine. Comme c'était un homme bien élevé, il s'arrêta queslques instants bavarder avec eux en s'enquérant de leur travail.
- Alors, on fait les semailles?
- Faut bien.
- Et que semez-vous comme cela?
- De l'avoine que c'est.
- Eh bien, mes braves gens, je vais faire un petit miracle pour vous - il y a longtemps que je n'ai pas eu l'occasion d'en faire, ça me manque. L'avoine que vous semez aujourd'hui, demain vous la récolterez.

Les semeurs le regardèrent avec ahurissement, en se demandant s'il était fou ou quoi. Mais ils se remirent au travail sans insister. Et c'est le lendemain qu'ils furent bien attrapés, lorsqu'ils virent leurs avoines qui avaient poussé et mûri et qui portaient de lourds grains bons à récolter. Ils ne cherchèrent pas à comprendre et coururent vite chercher leurs faucilles poour couper cette récolte imprévue.

C'est justement ce jour-là que les soldats romains furent sur le point de rejoindre le fugitif. Ils avaient pris, eux aussi, la route de Carnac et leur général demanda, au passage, aux moissonneurs:
- N'avez-vous pas vu un homme passer par ici, avec deux boeufs.
- Si fait. Un boeuf pie noir et un boeuf pie rouge, tous les deux avec de grandes cornes comme les boeufs italiens?
- Exactement. Quand les avez-vus?
- Eh bien, c'est quand nous semions cette avoine.
- Quoi? Quand vous semiez cette avoine? Vous êtes sûrs?
- Absolument certains.

Le général prit une mine désappointée.
- Dans ce cas, inutile que nous allions plus loin. Nous ne le rattaperons pas, il a beaucoup trop d'avance. Nous allons planter le camp ici.

Pendant que les Romains dressaient leurs tentes, saint Cornély observait les lieux et s'apercevait qu'il n'était pas sauvé, loin de là, car devant lui il n'y avait plus que la mer immense et, derrière lui, le camp romain. Aussi chercha-t-il où se cacher. Mais il était sur une lande déserte où ne croissait pas le moindre buisson, où n'avait pas été edifiée la moindre maison. Il résolut de se dissimuler dans une oreille d'un de ses boeufs. Ce n'était pas très confortable, il n'y était pas trop au large,mais du moins il ne pouvait pas être vu des soldats.

Il put ainsi passer toute la nuit sans être dérangé et, le lendemain matin, il glissa le nez dehors pour observer les mouvements de l'ennemi. Hélas,! il se disposait en formation de marche, sur dix colonnes, dans l'intention manifeste de ratisser toute la lande.

Alors, il sortit de sa cachette et, au moment où les trois cohortes qui voulaient s'emparer de lui se mettaient en branle, il étendit les bras, prononça une formule en latin et transforma tous les soldats en pierres. En longues pierres. Longue pierre se dit mên hir en breton. Et voilà pourquoi les landes de Carnac, non loin du rivage, ont l'aspect d'un vaste cham semé de milliers de menhirs bien rangés ainsi qu'une armée en ordre de marche. Les soldats romains transformés en pierres sont restés là depuis le temps se saint COrnély et on les y voit encore.

Yann Brekilien Contes et Légendes du pays breton

Bisous

ALICE