Chez Nous
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
Chez Nous

Tu entres, ici dans un havre de paix ...
 
AccueilAccueil  PortailPortail  GalerieGalerie  RechercherRechercher  Dernières imagesDernières images  S'enregistrerS'enregistrer  Connexion  
Le Deal du moment :
Retour en stock du coffret Pokémon ...
Voir le deal

 

 Celui qui avait toujours froid

Aller en bas 
AuteurMessage
Joa
Admin
Admin
Joa


Nombre de messages : 13100
Age : 76
Localisation : Martigues
Réputation : 0
Date d'inscription : 19/02/2006

Celui qui avait toujours froid Empty
MessageSujet: Celui qui avait toujours froid   Celui qui avait toujours froid EmptyMer 17 Jan - 10:39

Il arriva à Landaduc par une chaude soirée d’août, alors que les gens prenaient leurs aises, en bras de chemise sur les chaises et les bancs tirés devant leur porte, dans la nuit qui les mastiquait avec son noir amolli.
Il vint de la direction de Kerlesan, celle du cimetière.
On le vit passer au beau milieu de la rue et chacun crut sincèrement le rêver tant il paraissait léger, semblable à un vêtement creux : braies et veste rapinées par le vent sur une corde à sécher et emportées droites tel un homme vide.
Aucun de ses pas ne claquait ; à vrai dire, de sa marche raide et saccadée, on n’entendait rien, à lui croire des sabots de feutre.
Pas un os ne lui craquait alors qu’il montrait une silhouette de vieillard en bout d’usure dont la carcasse, qui a pris du jeu, gratte ou coince.

On se questionna de porte à porte, pour savoir si quelqu’un le connaissait.
Non, cette allure de mécanique muette ne ressemblait à aucune des façons d’aller des vieux de Landaduc ou d’ailleurs aux environs.
Un curieux l’interpella : il ne tourna la tête ni ne répondit, comme s’il ne passait pas là.
Un gamin méchant lui jeta une pierre : il dut la recevoir mais fit comme si de rien n’était, tel un insensible.
On le hua en chœur, pour voir si, à tous, on pouvait l’impressionner : il continua, indifférent comme un qui a l’habitude d’être hué et pourchassé.
Alors, devinant le pire, une bonne femme superstitieuse fit vite rentrer ses enfants en se signant à tout bout de geste et referma sa porte à clef.
Les hautes paroles de tous devinrent une houle de murmures inquiets.
Aussi fut-il accueilli et tout de suite ombré de mystère.
Mais il savait où aller puisqu’il trouva l’auberge sans la demander.

Ceux qui, dedans, buvaient cidre et fumée, ne lui prêtèrent d’abord aucune attention.
Il s’assit dans un coin de la cheminée, face à l’être où étaient des bûches empilées, heureusement sans flamme car le moite de l’été étouffait la salle.
Mais il se pencha vers elles, se tendant raide comme pour s’y chauffer et se déglacer le corps et les mains.
Là, on le regarda avec ébahissement.
Lui, avait l’air de ne se soucier de personne au monde.
On remarqua qu’il était revêtu de plusieurs vestes superposées qui ne le grossissaient pas pour autant. Celle du dessus, d’une mode ancienne et périmée, était au moins vieille d’un siècle, avec des trous recousus et pas mal de moisissures çà et là ; de la terre aussi, sur le dos, le train et partout où le corps se pose pour se reposer.
On comprit qu’il dormait sans lit.
Quant à son physique, il était rien moins qu’os et peau. Son visage frappait tel un cauchemar, car ses lèvres minces, écartées et comme soudées aux gencives, laissaient voir toute sa dentition, ou du moins ce qu’il en restait : une dent sur trois. Les tendons de sa mâchoire crispée lui faisaient des rides en relief. Ses doigts étaient semblables à deux petits bouquets de bambous secs, avec leurs nœuds proéminents. Quant à son reste d’homme, il devait être terrible à voir nu.

Il tendait les bras à croire vraiment qu’il y avait un feu vif, et se laissait grelotter de partout.
La petite servante alla lui demander ce qu’il désirait boire ou manger.
Aussitôt qu’elle eut vu de près sa peau cireuse et ses yeux déteintés tels les billets laissés à la pourriture de toutes les pluies, elle se mit à trembler à son tour, mais d’un subit coup d’émotions.
Il ne chercha pas à la rassurer avec un mot aimable, ni par un geste vif ; il tourna seulement un rien la tête vers la proche étagère aux alcools et lui montra, du menton, une bouteille à l’écart, mi-gorgée de cerises qui suaient leur goût dans l’eau-de-vie.
Encore toute pâlichote de ce qu’elle venait de voir, la servante en remplit, maladroite, un verre ; et, en voulant y faire choir la cerise donnée avec, fit déborder la mesure.
Elle revint poser le verre à côté du vieux, puis s’éloigna de lui si vite que, de loin, tous crurent qu’il menaçait de lui pincer le cotillon, ce qui les rassura un bref instant.
On le vit alors plier un de ses bras rouillés, prendre le verre, le lever dans un mouvement d’automate et, houp ! le vider d’un trait sans ouvrir plus les lèvres, ni faire tressauter de plaisir sa pomme d’Adam qui resta immobile.
Tout en buvant, il n’avait cesser de grelotter et, après, il grelotta de plus belle à croire qu’on lui avait servi de la glace.
Enfin, il mit une main dans sa poche : geste de payer que la servante refusa en faisant vigoureusement non de la tête.
Il eut une sorte d’étonnement figé, mais ne remercia pas ; il se leva, traversa la salle sans laisser un seul bruit, et sortit sans plus bonjourer la compagnie qu’il ne l’avait fait en entrant.
Alors, la servante affirma tout haut avoir vu un mort revenu, et qu’à une âme en peine, on ne demande jamais le moindre liard, sinon, l’accepter serait acquiescer de le rejoindre sous peu ; elle était jeune et voulait goûter encore longtemps à la vie… Aussi !
- Ce qui m’a le plus retournée, avoua-t-elle ensuite, en écrasant une larme d’après-peur… c’est les petits trous que les vers du cimetière ont fait partout dans le cuir de son visage desséché…
Quelqu’un au nez fin renifla l’air et fit un tel « pouah » que tous humèrent à leur tour cette puanteur de résine fétide qui est notre parfum d’après-vie.

Bien sûr, on ne le revit pas de la journée du lendemain. Il ne se serait jamais risqué au jour ! Et le soir, à la même heure, il revint au village, toujours par la route du cimetière ; mais il n’y avait plus personne dehors à s’aérer et à badauder la nuit.
Il entra à l’auberge comme chez lui : s’assit au même endroit que la veille et, grelottant, fit mine de se chauffer aux bûches éteintes.
Il ne cherchait pas à cacher son dos moisi par le fond de son cercueil. Et, à bien juger la forme de sa veste à rubans, les courageux vivants qui étaient là pensèrent que ce devait être un défunt en peine depuis au moins la Grande Révolution, donc oublié des familles les plus anciennes.
La servant s’était enfuie dès son arrivée. Avertie, la patronne remplit en tremblant de tous ses doigts un plein bol de cerises avec six dedans, qu’elle prit le risque d’aller déposer, encouragée par tous les clients anxieux, à côté du re-revenu.
Une fois qu’il l’eut vidé, sans être grâce à cela réchauffé, il montra qu’il pouvait payer.
L’aubergiste lui refusa de loin avec un geste de répugnance à l’argent, qui dut lui coûter, elle qui n’avait de goût que pour ce métal-là.
Il sortit avec, pour la première fois sur le visage, une grimace victorieuse et narquoise envers la société.
Personne n’en prit ombrage et chacun admit que, chez les morts, c’était la façon de se montrer heureux.
L’auberge y perdit encore une fois deux sous mais Dieu y gagna vingt signes de croix des plus sincères.

Le recteur, prévenu, mit le surplus et l’étole des grands évènements et marmonna sans tarder des prières par bottes de douze jusqu’à plus souffle, pour le salut des âmes en peine.
On lui demanda de venir à l’auberge et de parler lui-même, au vieux de l’au-delà. Il rétorqua que cela ne servirait à rien car, dans ces cas-là, Dieu n’avait de puissance qu’en Son église et en Son cimetière. Aussi usa-t-il d’un coup toute sa réserve de cierges, à en empester de suif la nef pour longtemps, et arrosa-t-il la terre des morts d’une telle pluie d’eau bénite que les mauvaises herbes menacèrent de montrer le bout du nez.
Mais la terreur rentra dans chaque famille, attisée par les incessantes histoires de revenants que les aïeuls, à la mémoire provoquée, racontaient en les aggravant de témoignages personnels.

Quelqu’un parla de suceur de sang. Un autre, de grignoteur de chair humaine et un troisième, de ramsseur d’âmes fraîches.
Dès la tombée du jour, les vivants s’enterraient comme des morts.

Il continuait à revenir chaque soir à l’auberge où il trouvait toujours une pleine bouteille d’eau-de-vie avec sa poignée de cerises dedans, sans jamais une de moins. Elle l’attendait au coin du feu, allumé et gaillard en chaleur.
Mais il grelottait toujours.
Le froid des morts ne voulait pas quitter son faux-semblant d’homme encore sur terre.
Maintenant, on lui laissait la salle pour lui seul. Landaduc lui appartenait en entier. Il aurait pu demander la lune, on aurait tout mis en œuvre pour la lui faire dégringoler du ciel.

Mais les hommes sont les hommes. Le plus hardi en gueule parla de paix nocturne. Les autres l’écoutèrent et la voulurent à nouveau.
- Chacun chez soi, proclama-t-il, et sans doute cria-t-il : « Mort aux mort ! » car on décidé de faire comme ça.
Ceux qui se ressentaient du courage pour Dieu se joignirent à ceux qui en éprouvaient par le Diable et tous, croyants et mécréants pour une fois d’accord, décidèrent de montrer à ce mort-là qu’ils en avaient assez d’entendre par sa faute leurs enfants crier de peur toute la nuit et leur femme glousser d’angoisse au lit, ce qui les entraînait à en faire autant.
Et puis, de laisser aller celui-là à sa guise, n’était-ce pas encourager les autres à sortir de leur tombe à leur tour ? Qui savait ? Cela pouvait se dire dans les cimetières d’ailleurs jusqu’à Pontivy et Lorient , plus loin encore peut-être !… Alors, il ne manquerait plus que des milliers de défunt reviennent parader dans la rue de Landaduc déjà si étroite pour les vivants et vident à l’auberge, et chez les gens, toutes les réserves d’eau-de-vie de cerise afin de chercher à se réchauffer !
Certes, on ne pouvait pas tuer celui qui venait puisqu’il était déjà mort, mais, en frappant sec, on pouvait le décourager et lui faire comprendre de ne plus revenir là.

Le soir décidé, on le laissa aller à l’auberge où il trouva et but son content d’alcool préféré ; on lui en déposa même le double afin qu’après coup il comprenne qu’on ne lui reprochait pas la boisson mais sa présence. Seulement, une fois ressorti, dix hommes le suivirent de loin, se rapprochant peu à peu afin de le rattraper après la dernière maison et avant qu’il ne s’efface dans le mur du cimetière.

Le mort faisait celui qui ne se doutait de rien, mais il saccadait de plus en plus rapidement sa charpente d’ops creux afin d’aller vite cuver là-bas sa griserie dérobée à ceux qui respirent.
A l’orée des champs, deux cents mètres avant le cimetière, le plus hardi des justiciers poussa un tel cri d’attaque, à la fois si bruyant de désir et si noué de retenue qu’il aurait dû alerter le mort.
Mais celui-ci ne se retourna pas, tant il était pourri d’oreilles.
En rien de temps, voilà les dix hommes qui abattent leur trique rude : qui sur la tête, qui sur l’échine, qui sur les bras et partout sur le vieux cadavre tombé à terre au premier coup.
Il ne partit pas en poussière, ni ne disparut en rien. Non, il s’écroula, geignant, soudain sensible à la douleur, tel un vivant !
Alors, s’arrêtant net, tous l’écoutèrent, bouleversés à manquer de souffle.
- Pou… quoi… ?… Pou… quoi… ?…
… gémissait et grelottait le vieux vagabond, ce sourd et muet, froid des humains à force d’être rejeté depuis toujours de chaque village du Morbihan, à cause de la peur que son allure macabre faisait aux enfants et de sa chronique puanteur de jamais lavé ; état contre lequel il ne pouvait rien puisque c’était sa façon d’être.
- Pou… quoi ?… Pou… quoi… ?
… pleurnichait-il, se grelottait-il, sous les giclées de son sang qui se perdait par son crâne quasi fendu, sur son visage à présent horrible d’une barbe de vie.
Mais, éperdu d’incompréhension, il ne s’apercevait peut-être pas de sa soudaine voix miraculée qui sortait enfin neuve de sa gorge tout juste remise en place par les chocs et la souffrance.
- Pourquoi ? Pourquoi ?
Les meurtriers du bon droit auraient donné leur vie pour devenir sourds à leur tour et ne plus entendre l’imploration de ce vieux traînard qui, n’ayant jamais été nulle part chez lui, avait enfin trouvé chez eux un généreux accueil de charité, au point d’obtenir gratis bouteille ouverte à l’auberge, ce qu’il n’aurait même pas osé rêver avant…
- Pourquoi ?…
… répétait-il faiblement, ne comprenant pas, lui, sans malice, pris pour un de ceux d’en dessous tant il n’appartenait déjà plus, d’allure et de contact, à l’humanité vivante.

- Pour… quoi… a… eu… eu…
Et, pour de bon, il se joignit aux âmes du Purgatoire.

Claude Seignolle, Contes, récits et légendes des pays de France
Revenir en haut Aller en bas
http://site.voila.fr/chezjoa
 
Celui qui avait toujours froid
Revenir en haut 
Page 1 sur 1
 Sujets similaires
-
» On n'avait jamais vu ça avant !
» Einstein l'avait bien dit
» Celui qui s'y frotta
» La girafe qui avait peur de la porte
» Histoire de celui qui montait voir le bon Dieu

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Chez Nous :: Les pipelettes :: Histoires insolites :: Contes et légendes-
Sauter vers: