Il y avait une fois, voici bien longtemps de cela, dans un village d’une pauvre campagne, deux frères dont l’un passait pour très malin (et qui croyait l’être) et l’autre pour très sot (et l’était, malheureusement pour lui). Cette année-là, une terrible sécheresse sévissait dans toute la région. Depuis le printemps, il n’était pas tombé une goutte d’eau et, à la fin d’août, tout était brûlé ; les récoltes avaient séché sur pied et les animaux mouraient de soif. Les poissons eux-mêmes n’avaient plus d’eau pour se mouvoir car le petit « courant » (ruisseau) qui coulait dans la vallée était à sec. Devant cette grande détresse on décida de promener processionnellement les reliques du grand saint Pancrace qui avait la réputation d’ouvrir les écluses célestes. En grande pompe, précédées par le clergé et suivies de toute la population, sauf des vieillards paralysés et des nourrissons au maillot, elles furent transportées dans toute la campagne, mais le ciel continua à briller implacablement bleu et la seule rosée qui tomba sur la terre brûlée fut la sueur ruisselant au front des fidèles harassés, pérégrinant sous l’accablant soleil.
La procession n'ayant rien donné, les hommes se réunirent sur la place pour se lamenter de leur malheur, ce qui est le seul remède que les paysans aient encore trouvé contre les calamités. Lorsqu'on eut assez pleuré, quelqu'un insinua que, puisque saint Pancrace s'était montré incapable de changer quoi que ce fût à la "température", il serait peut-être plus efficace de s'adresser au bon Dieu en vertu de cet adage qu'on citait déjà à cette époque lointaine "qu'il vaut mieux s'adresser au bon Dieu qu'à ses saints".
Cette proposition recueillit l'unanimité. Mais les difficultés commencèrent lorsqu'on chercha le moyen d'arriver jusque chez le Père éternel. Personne ne voyait rien à proposer lorsque le plus malin des deux frères (car ils étaient là tous les deux) s'écria qu'il avait, lui, découvert une façon sûre d'arriver jusqu'au Très Haut.
- Rassemblons toutes les barriques du pays, dit-il ; mettons-les l'une sur l'autre et nous y arriverons.
Ainsi fut fait ; la futaille fut ressemblée jusqu'au dernier "barricot" (1/8e de barrique) et, sur la place, devant toute la population assemblée, la colonne de barriques commença à s'édifier. Naturellement le malin auteur de la proposition était en haut, car il avait été chargé de présenter au bon Dieu la requête de ses concitoyens.
Lorsque toutes les futailles furent juchées les unes sur les autres, les paysans qui étaient en bas crièrent :
- Y es-tu ?
- Non, répondit-il, il manque encore une barrique.
Consternation générale, car tout avait été ramassé à plusieurs lieues à la ronde. Comment faire ? Chacun baissait le nez sans trouver quoi que ce soit d'utile. C'est alors que le sot auquel personne ne demandait avis s'écria :
- Il n'y a qu'à sortir celle du bas et la faire passer à mon frère.
Tout le monde applaudit, étonné que le sot ait pu avoir une si bonne idée.
Mettant aussitôt en action son projet, le sot retira la futaille du bas et la colonne s'écroula, entraînant avec elle le malin qui était en haut et le sot qui était en bas. Ils furent tués tous les deux et, encore aujourd'hui, on se demande dans le pays lequel des deux était le plus "niais" (sot).
Claude Seignolle, Contes, récits et légendes des pays de France.
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