Pour se défendre d'un ennemi redoutable, les dirigeants d'un pays sont-ils moralement autorisés à utiliser contre lui des armes de destruction massive, dont la portée et les conséquences sont incontrôlables ? Cette question d'actualité ne date pas d'hier puisqu'elle s'est déjà posée en termes analogues au milieu du XVIIIe siècle. En 1759, alors que la guerre de Sept Ans s'éternise et que les flottes française et anglaise s'affrontent sur toutes les mers du globe, Louis XV reçoit, à Versailles, la visite du joailler Dupré. L'orfèvre ne vient pas proposer au roi bijoux et pierres précieuses, mais une arme secrète aux effets dévastateurs. Dupré, qui se livre à des expériences alchimiques, prétend avoir déchiffré Le livre des feux de Marcus Graecus, recueil de compositions incendiaires d'origine byzantine. Il ajoute qu'il a amélioré la formule du "feu grégeois" par la projection, à l'aide d'un mortier, de bouteilles de grès contenant un liquide enflammé qui brûle dans l'eau de façon si rapide et si dévorante que rien ne peut l'éteindre. Avec l'accord du roi, le joailler se livre à une démonstration sur le Grand Canal du château de Versailles. Les résultats sont saisissants. Même à terre, les galets arrosés "sautent comme dans la fournaise la plus ardente".
Bien que cet armement révolutionnaire fût en mesure d'assurer au royaume une rapide victoire navale sur l'Angleterre, Louis XV refusa de l'employer "dans l'intérêt supérieur de l'humanité". Il félicita l'alchimiste, le fit décorer, lui octroya une pension, mais surtout lui fit jurer de ne jamais révéler son secret à quiconque.
La rigueur morale de nos dirigeants se serait-elle affaiblie au fil des siècles ?