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 La légende du bailli

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Joa
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Joa


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MessageSujet: La légende du bailli   La légende du bailli EmptyDim 26 Fév - 11:57

Par une belle soirée de printemps, le bailli Ledermann était assis dans son jardin, humant l'air embaumé des fleurs et tirant de larges bouffées de sa longue pipe en porcelaine. Il avait bien soupé, un air de béatitude se reflétait sur sa face rubiconde et contrastait avec la mine piteuse et renfrognée de son secrétaire intime, Herr Hosenpeitel, qui, debout devant lui, attendait ses ordres au sujet d'un pauvre diable de bohémien qu'on avait arrêté dans la journée en flagrant délit de vol d'une paire de poulets. "Qu'on le pende." Telle avait été sa réponse péremptoire, aussitôt qu'il avait connu le cas. Notre homme, en effet, ne se souciait pas d'être dérangé plus longtemps pour un misérable de cette espèce. Cependant le secrétaire ne bougeait pas.
- Eh bien, drôle ! reprit le bailli, dont la figure commençait à s'assombrir, qu'attends-tu ? Que ne vas-tu exécuter ma sentence ? Tu as donc juré de troubler éternellement ma sieste ?
- C'est que, objecta timidement le secrétaire, j'ai une demande à vous faire. Le bohémien que vous venez de condamner désire vous parler ; il affirme que votre intérêt est en jeu, et que vous n'aurez pas à regretter de l'avoir entendu.
- Qu'on l'amène, et souviens-toi, Hosenpeitel, que si tu m'as dérangé en vain, tes épaules te cuiront.
Martin Bâton était effectivement un des arguments dont se servait cet excellent bailli à l'égard de ses subalternes
Un instant après le bohémien était amené.
- Seigneur, dit-il en se prosternant devant son juge, vous m'avez condamné à être pendu : mon méfait cependant n'était pas grave. Quant on a faim, on ne raisonne pas. J'avoue que la vie que je mène n'a rien d'attrayant. Repoussé de toutes parts, moi et les miens, nous voyageons sans cesse, comme le Juif errant, allant de bourgade en bourgade, disant la bonne aventure, en échange d'un morceau de pain ou d'une pièce de monnaie. Malgré toutes ces misères, j'ai le tort de tenir à la vie, et si vous voulez bien m'accorder la liberté, je vous offrirai en échange un talisman de grande valeuir. A ces mots, Ledermann dressa l'oreille. Comme toutes les personnes de son époque, il était superstitieux et avait une foi aveugle dans le surnaturel. Un talisman ! Quelle aubaine ! Et c'est un malheureux qu'il allait faire pendre qui venait satisfaire le plus ardent de ses désirs. Mais si c'était une ruse !

- Et quel est ce talisman, dit-il d'un air indifférent, en s'adressant au bohémien.
- C'est une poudre qui, à l'aide d'une seule parole prononcée par celui qui en prend une petite dose, a le don de le transformer en toute espèce d'animal de la création, selon son désir, et lui donne en même temps la faculté de comprendre la langage de toutes les bêtes.
- Alors que ne t'en sers-tu toi-même ?
- Parce que, seigneur, je ne sais pas lire ; le mot à prononcer étant indispensable pour que le charme opère, je n'ai jamais pu le déchiffrer sur le petit parchemin où il est inscrit.
Le bailli était désarmé. En un instant le marché fut conclu. Le pauvre diable était libre d'aller se faire pendre ailleurs en échange de sa poudre et de son parchemin.
- Je vous ferai observer, dit-il en s'en allant, que notre grand chef, de qui je tiens ce talisman, m'a souvent répété qu'il ne fallait pas oublier de reprononcer le mot magique quand on désirait faire cesser le charme et qu'on devait surtout se garder de rire pendant la transformation, sinon on risquait fort de rester toujours ce qu'on avait désiré n'être qu'un instant.
Aussitôt après le départ du bohémien, notre magistrat et son secrétaire allèrent s'enfermer dans la bibliothèque du baillage, afin de découvrir le fameux mot. Après bien des tâtonnements et des recherches dans de vieux manuscrits, ils finirent, en comparant les caractères, par lire ce mot latin : Mutabor. Ce qui signifiait : Que je sois transformé. Séance tenante, le bailli, qui ne se possédait plus de joie, voulut voir opérer le charme. Seulement c'était sur son fidèle serviteur qu'il voulait commencer l'expérience. Lui faire prendre la poudre en le priant de demander à être changé en perroquet, après avoir crié : Mutabor, tout cela fut l'affaire d'un instant ; et, à sa grande satisfaction, le talisman produisit son effet. Plus de secrétaire, mais un magnifique perroquet vert et rouge qui vint se percher familièrement sur son épaule en babillant et en l'appelant "vieux fripon". Ledermann était heureux : le bohémien ne l'avait pas trompé. Après que le mot magique eut été prononcé à nouveau, le perroquet disparut, et Hosenpeitel se retrouva à ses côtés.

Ils étaient désormais liés l'un à l'autre par ce secret. Leur étonnement une fois calmé, ils se jurèrent réciproquement de ne révéler à âme qui vive ce qui venait de se passer en s'entendirent pour aller, dès le lendemain, faire un tour à la campagne, afin de mettre le talisman à contribution.
- Comme il est tard, dit le bailli, allons nous coucher ; demain nous visiterons ensemble les forêts, les plaines et les rivières ; et nous saurons ce qui se dit parmi les animaux.
A peine le soleil commençait-il à dorer l'horizon que déjà nos deux compères étaient en route. Ils marchèrent bien longtemps sans rencontrer aucun être vivant. Enfin, ils arrivèrent à un étang sur les bords duquel ils aperçurent une cigogne. La cigogne longeait la rive du haut en bas, happant par-ci par-là une grenouille en faisant claquer son bec. En même temps ils virent dans les airs une autre cigogne qui claquetait également et se dirigeait à tire-d'aile vers l'endroit où se trouvait la première.
- Je parie cent pistoles, dit le secrétaire, que ces deux échassiers tiennent ensemble, à distance, une conversation qui doit être des plus intéressantes. Si nous étions cigognes, nous comprendrions et ce serait curieux.
- Bien dit, riposta le bailli ; mais auparavant, je te recommande sérieusement de ne pas oublier le mot que nous avons à prononcer quand nous voulons redevenir hommes, et pour l'amour de Dieu garde-toi de rire.
Pendant qu'ils causaient ainsi, la cigogne qui planait au-dessus de leurs têtes s'était laissée descendre lentement à terre. En même temps le bailli sortit de sa poche la boîte à poudre, aspira une bonne prise, en offrit une à son secrétaire et tous deux se mirent à crier à l'unisson : Mutabor. Soudain, voilà leurs jambes qui s'étirent et s'amincissent, leurs vêtements disparaissent, leurs bras deviennent des ailes, le cou sort des épaules et s'allonge d'une aune, le nez devient un long bec et leur corps se couvre de plumes.
- Vous avez un bien joli bec, dit le secrétaire en se tournant vers son compagnon après une longue pause de stupéfaction. Ma parole, je n'ai jamais rien vu de pareil dans ma vie. Votre Seigneurie a encore meilleure tournure sous la forme d'une cigogne que sous celle d'un bailli. Si vous le permettez, allons à présent nous mêler à nos camarades et écoutons leur bavardage, pour voir si nous comprenons le langage cigognais.
Arrivés près des deux cigognes, ils ne furent pas médiocrement étonnés d'entendre et de comprendre la conversation suivante :
- Bonjour, madame la Longue-Jambe, disait la dernière venue ; comme vous êtes matinale aujourd'hui.

- Hélas, ma chère Tête d'Acier, répondit l'autre, j'ai passé une bien mauvaise nuit ! Tous mes enfants sont souffrants et, histoire de me distraire un peu, je viens leur chercher un déjeuner frugal. Si cela peut vous être agréable, je vous offrirai un quartier de serpent ou une cuisse de grenouille.
- Mille mercis, aujourd'hui je n'ai aucun appétit ; je viens à la prairie pour une toute autre raison. Je dois danser demain devant les hôtes de mon père et j'ai l'intention de m'exercer et d'étudier mes pas dans cette solitude.
A ces mots, la jeune cigogne se mit à courir à travers champs en sautillant et en prenant les poses les plus comiques, tantôt sur une jambe, tantôt battant des ailes, tantôt renversant son bec sur son dos. Ledermann et Hosenpeitel, qui suivaient d'un regard attentif tous les exercices de cette jeune ballerine, ne purent conserver leur sérieux ; un éclat de rire strident et ininterrompu sortit de leur bec. Le bailli fut le premier à reprendre son sérieux.
- Voilà une drôle d'histoire, dit-il, qu'on ne payerait pas avec de l'or. Quel dommage que notre hilarité ait effrayé ces deux sottes bêtes et les ait fait s'envoler, sans quoi certainement elles se seraient aussi mises à chanter. Mais qu'as-tu donc Hosenpeitel ? Pourquoi prendre subitement cet air soucieux ?
Le secrétaire venait de se souvenir qu'il leur était défendu de rire pendant la transformation. Il communiqua ses appréhensions à son maître.
- Par ma part de paradis, ce serait une bien mauvaise farce si nous devions rester cigognes. Tâchez donc de vous rappeler le mot stupide qui doit nous rendre notre forme primitive, je ne suis plus arrivé à le sortir de mon bec ; je sais qu'il commence par Mu, mais le reste ne me revient pas.
- Mu ! Mu ! Mu ! se mirent-ils à crier en choeur en agitant leurs ailes et leurs becs ; mais ce fut tout ce qu'ils purent trouver.
Ils étaient décidément voués à l'état d'échassiers permanents. Affreuse perspective. Tristes et pensifs, ils se promenèrent quelque temps à travers la campagne, ne sachant que devenir ; puis, prenant leur vol, ils se décidèrent à regagner la ville. Ils espéraient trouver, au milieu de leurs anciens concitoyens, un remède à leur malheur. Planant quelques temps au-dessus des maisons pour s'orienter, ils n'eurent pas de peine à reconnaître la maison du baillage.

Enfin, les voilà postés tous deux sur une des cheminées. Du haut de cet observatoire, ils dominaient tous les alentours et plongeaient leurs regards mornes sur la place publique, où elles voyaient régner une agitation extraordinaire, Toute la population était accourue à la nouvelle de la disparition du bailli et de son secrétaire. Chacun commentait cet évènement à sa façon. On avait retrouvé leurs vêtements sur les bords d'un étang. Bien certainement ils s'étaient noyés. Pendant un instant, ce fut un brouhaha général.
Tous discutaient à la fois : un certain nombre parlaient déjà de nommer un nouveau bailli. Tout à coup nos deux échassiers, qui suivaient attentivement ce va-et-vient, reconnurent dans la foule le bohémien de la veille, celui qui leur avait donné le talisman. Lui aussi venait, tout heueux de sa liberté, se mêler aux badauds. Il n'avait pas été peu surpris d'apprendre la mort de maître Ledermann et de son secrétaire,et, mieux que personne, il aurait pu expliquer ce mystère.
- Ils auront ri, pendant la transformation, se disait-il in petto, et probablement ne reparaîtrons jamais.
Pendant qu'il allait insouciamment d'un groupe à l'autre, les deux volatiles prenaient une grave résolution.
- Voilà, dit Hosenpeitel, notre coquin de bohémien qui jouit de notre malheur ; si nous nous vengions du tour qu'il nous a joué.
- Je le veux bien, répondit Ledermann, car notre position comme cigognes est désormais chose assurée. Il nous reste un toit pour demeure, une cheminée pour lit et deux yeux pour pleurer. Fais bien attention, je vais compter trois avec mon bec ; au coup de trois, nous nous précipitons sur ce maudit bohémien et nous l'éborgnons. Allons, tiens-toi prêt. Un, deux, trois.

Et voilà nos deux bêtes qui s'élancent d'un trait sur le mystificateur. Malheureusement elles avaient compté sans son artifice. Le bohémien, qui était quelque peu sorcier, voyant de loin les deux oiseaux qui venaient sur lui, prononça une parole cabalistique qui fit tomber toute leur fureur : leur colère fit place à de l'hébètement, et c'est en claquant du bec qu'ils vinrent se poser tout doucement sur ses épaules. La foule stupéfaite cria au miracle. Le bohémien fut entouré et porté en triomphe. On le promena par toute la ville, et, à l'unanimité, on le nomma par acclamation bailli, comme s'il avait été désigné pour ce poste par un avertissement venu d'en haut.
Il exerça les fonctions de bailli pendant le restant de ses jours ; il se maria et vécut heureux et respecté car, tout bohémien qu'il était, il ne fut pas plus mauvais bailli que ceux qui l'avaient précédé et qui le suivirent.
Pendant bien des années, deux cigognes venaient à chaque printemps nicher tristement sur la maison du baillage : c'étaient Ledermann et Hosenpeitel. Contrairement aux autres couples, ils n'avaient points de petits et vivaient isolés de leurs congénères, comme deux parias.
Voilà pourquoi, encore de nos jours, la ville de Düttlenheim porte dans ses armes deux têtes de cigogne entrecoisées sur champ d'azur.
Cette histoire, consignée dans les archives de la ville, a été l'objet des recherches de nombreux savans, qui, sous les apparences surnaturelles d'un conte, devinaient une page de l'histoire du pays.

Prosper BAUR, Légendes et souvenirs de l'Alsace, 1881
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