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 Hurlements et murmures d'une future légende

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Joa
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Joa


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MessageSujet: Hurlements et murmures d'une future légende   Hurlements et murmures d'une future légende EmptyLun 9 Oct - 9:09

Un nom expressif me revient violemment en mémoire, celui de Perthes-les-Hurlus, village champenois martyrisé et laissé tel. Il invite à la douleur et ceux qui, jadis, le baptisèrent ainsi ont certainement agi sur une prémonition.. Perthes-les-Hurlus... Pertes-les-Hurlus... les hurleurs... perdu, fini, foutu... hurlements, cris, pleurs... où toute une nuit je restai étreint, en état de dédoublement... Perthes à hurler encore de nos jours, gisant tel qu'en sa mort Grande Guerrière. Rasé, crevé, renfoui, mis en poudre, laissé en supplice non pour témoigner d'atrocités tactiques mais parce qu'inclus dans le champ de manoeuvres de Suippes, réserve du passé Quatorze-Dix-Huit, où, en Trente-Huit, nous allions encore avec nos gros calibres continuer la fête en jouant au tir réel afin que militaires et nature ne perdissent pas la main.
Bivouaquant au clair de lune sur les entonnoirs par lesquels ce Perthes-là s'était transvasé dans un autre monde, le village arasé, lunaire, s'offrait à mon regard comme une scène où il allait se passer quelque spectacle habituel et commun pour un tel cadre mais inattendu pour moi, occasionnel visiteur.
Epuisés d'avoir canonné toute la journée, mes compagnons dormaient sous les tentes comme des brutes satisfaites. Encore énervé je ne pouvais fermer l'oeil et restais allongé dehors, à même l'herbe. Tout était apparemment calme. Non loin, quelques chicots de muraille, que ne cachaient pas complètement les ronces, attiraient mes regards plus que toutes autres ruines : les ossements del'église. Je les regardais longtemps et m'assoupis sur cette image. Mais je fus bientôt ramené à la surface de ma torpeur par un sourd et trouble murmure.

Il provenait du tas de pierres sacrées. Là, à n'en pas douter, on priait... on se plaignait... on gémissait... on implorait..., et je n'apercevais personne. C'était à croire que je captais les ondes du passé. Aussi, en entendant ces litanies, je me sentis blémir à prendre la couleur crayeuse et virginale du sol de Champagne violé par une guerre déjà légendaire, et si atroce pour une région aussi aimable !
Qu'était-ce ? Je ne me questionnai pas longtemps... l'évidence me le confirma : tant d'hommes étaient tombés là. Morts : morts rapides comme le trait de l'éclair ; morts lentes comme la goutte d'eau qui hésite à choir, ou morts de mille morts, que ce murmure pouvait très bien être, répercutés jusqu'à cette nuit, les échos de leur agonique fin... Assurément me parvenait le resurgissement des trépas de ceux d'avant moi.
Voulant en avoir le coeur net je me levai et, soudain angoissé comme si je savais le sol truffé de mines amorcées et chargé de peur explosive, en mitraille, je me rendis le pas en transe jusqu'aux déchets des Ruines-de-Dieu. Là, malgré l'absence de voûte et, sans que je puisse m'y méprendre, les mystérieuses plaintes résonnaient puissamment, en hauteur, en épaisseur et en profondeur. Je fis un rapide signe de croix qui, au lieu d'atténuer le funèbre choeur, l'anima d'une nouvelle flambée. Une bouffée de hargneux geignements se vrilla alors dans mes oreilles. Je crus distinguer enfin, s'acharnant contre le sombre comme s'il fût appétissante et substancielle charogne, un monstrueux essaim de grosses et coriaces mouches bleues. Les unes semblaient dire ceci, les autres cela. Toutes parlaient à la fois me donnant l'impression qu'elles voulaient être coûte que coûte entendues ; que je comprenne le sens de leur bourdonnements ; que je les reconnaisse. Pour cela, elles se firent soudaint tour à tour exigeantes ou suppliantes. Lamentations, revendications et amertume s'enchevêtraient en un céleste choeur ; un irréel chant de marche jeté par de confus régiments d'infanterie, d'artillerie ou du génie pétris dans la terre de craie, glacés à mort et tourbillonnant sur la face externe de l'au-delà en attendant leur définitif engloutissement.
Oui, le voyais des mouches en folie et j'entendais des âmes bavardes, revendicatives ou plaintives : celles des hommes lacérés, écartelés vifs là, autour de cette église n'ayant eu qu'un seul défaut terrestre, mais de taille, celui d'avoir, par son élévation sur un naturel renflement de sol, alternativement tenté deux armées féroces à l'utiliser comme observatoire. Pour elle des milliers de morts avaient poché avec leur sang la terre blanche de ce village stratégique. Et je ne doutais pas un seul instant que longtemps encore d'inlassables mouches aux reflets d'acier, grassement nourries de néant, naîtraient pas milliers de l'humus humain et tourneraient en rond, muselées à chaque aube par le jour impropice à leurs confessions... Un village écrasé, mort, appelé Perthes-les-Hurlus !... Un témoin, moi qui, tout un nocturne, écoutai, en transe d'anxiété mais terriblement fasciné, l'extraordinaire confusion, d'un rapprochement possible ! Que fallait-il de plus pour le croire ?

Et sans doute en sera-t-il toujours ainsi de l'âme survivante des épopées gigantesques et des légendes tragiques qui, longtemps après les faits qui les ont engendrées, continueront à gémir et à bourdonner aux oreilles faciles du peuple embrasé de frissons, les écoutant jusqu'à ce que, peu à peu, siècle après siècle, le vif de leur effroyable vérité s'éteigne comme des tisons à l'oubli des cheminées.

Claude SEIGNOLLE, Un corbeau de toutes les couleurs (première version), 1962
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