Le petit sot

Un jour, une femme commanda à son jeune fils de charger un sac de blé sur leur mule et de la conduire au moulin. En chemin, le garçon rencontra des paysans qui semaient leur blé. Comme il ne savait pas au juste ce qu'il disait, il leur cria :
- Un sac "tou picouti", c'est-à-dire que sur un sac de semences ils n'auraient qu'un picotin de récolte.

Le patron lui cria, en le menaçant :
- Sauvé té piti ! (Sauve-toi, petit !)
Le petit sot fit faire demi-tour à sa mule.
- Trot'mulo ! Nous envan ! Soun pas bien vis aqui !
(Trotte mule, nous nous en allons ! Nous ne sommes pas bien vus ici !)
Il arriva chez lui. Sa mère lui dit :
- Comment ? Tu es de retour ?
Son fils lui expliqua ce qui s'était passé.
- Ah ! que se sot ! Un autre co faudra dire : "A pleino carretto !" (Une autre fois, il faudra dire : "A pleine charrette !")
- N'autre co zou diraî. (Une autre fois je le dirai.)
Il repartit vers le moulin avec la mule et le sac de blé.
En route, il rencontra deux hommes qui emportaient dans une brouette leur chien crevé. Il leur dit :
- A pleino carretto !
Les pauvres gens qui regrettaient leur chien et croyant que le garnement leur souhaitait de voir mourir leurs autres chiens répondirent :
- Van te surti d'aqui piti ! (Nous allons te sortir d'ici, petit !)
le petit sot fit faire demi-tour à sa mule.
- Trot'mule ! Nous envan ! Soun pas bien vis aqui !
Il arriva chez lui. Sa mère lui dit :
- Comment ? Déjà de retour ?
Il lui expliqua ce qui s'était passé.
- Que se sot ! Un autre co te faudra dire : "Traîna lou ou foussat !" (Traîne-le au fossé !)
- Un autre co zou diraî.
Le voilà reparti au moulin avec la mule et le sac de blé.
En traversant un village, il croisa une noce et, passant près du marié, il cria :
- Traînà lou ou foussat !
Les invités se mirent à crier :
- Va, te surti d'aqui piti !
- Trot'mulo ! Nous envan !
Il fit faire demi-tour à sa mule et rentra chez lui.
- Encore toi ! lui dit sa mère.
Il lui expliqua ce qui était arrivé.

- Oh ! que se sot ! répondit la mère, un autre co faudra trapa no filho per la bras pêi la fa dansa ! (Une autre fois, il faudra attraper une fille par le bras pour la faire danser.)
- N'autre co zou faraî !
Le voilà reparti au moulin avec la mule et le sac de blé.
Il passa près d'une maison en feu. Les habitants couraient avec des seaux. Il attrapa une fille par le bras et se mit à la faire danser. Tout le monde en fut scandalisé. La fille le gifla et les gens de la maison coururent sur lui avec des bâtons.
- Trot'mulo ! Nous envan !
Il fit courir sa mule et rentra chez lui à toute vitesse.
- Que tei riba ? (Que t'est-il arrivé ?)
Il lui raconta sa mésaventure.
- Que se sot ! N'autre co faudra trapa une seîo. (Une autre fois il faudra attraper un seau [pour les aider].)
Le voilà reparti au moulin avec la mule et le sac de blé.
En chemin, il passa devant une boulangerie. Le boulanger ouvrait son four pour y mettre la pâte. En voyant le feu qui était dans le four, le petit sot se précipita sur un seau, le remplit d'eau et le jeta dedans.
- Van te surqui d'aqui ! Fou mé lou camp ! s'écria le boulanger.
- Soun mau vis ! Trot'mulo. (Nous sommes mal vus...)
Arrivé chez lui sa mère lui demanda ce qui lui était encore arrivé.
- Que ce sot ! lui dit-elle lorsqu'il lui eut raconté. Foulio li dire : "Que lou Boun Diou té n'en doune tant a mingea coumo de pene que te préne." (Que le bon Dieu t'en donne autant à manger comme de peine tu y prends.)
- N'autre co zou diraî.
Et il repartit au moulin avec la mule et le sac de blé.
En chemin, il rencontra un vieux qui était derrière une "palisse" (haie), en train de "poser culotte".
Ne voyant que la tête de l'homme, le sot lui dit :
- Que lou Boun Diou té n'en doune tant a mingea coumo de pene qui te préne.
Le vieux se releva et le "galopa" (le poursuivit).
- Soun mau vis ! Trot'mulo !
Il arriva chez lui, tout essouflé, et raconta l'affaire à sa mère.
- Que se sot ! dit-elle. Auro you divau ! (C'est moi qui y vais.)
Elle partit au moulin avec la mule et le sac de blé.
Le petit sot resta tout seul à la maison et comme il avait grand-faim, il se fit rôtir un bout de pain. Il le alissa sur la table pendant qu'il allait tirer à boire à la barrique. mais les poules entrèrent et lui emportèrent son pain rôti. Du chai, le petit sot les aperçut et, arrachant le robinet, il le jeta à la tête du coq qu'il tua d'un coup.

A ce moment, au fond du chai, il entendit quelqu'un qui disait : "Sot, sot, sot". Il y alla voir et vit que c'était l'oie.
- Ah ! séî ùn sot ? dit-il.
Il la prit par le cou et, la balançant contre le mur, il la tua aussi. Mais c'était une oie couveuse, elle avait beaucoup d'oeufs dans son nid. Ne voulant pas qu'ils se refroidissent, le petit sot s'installa sur la couvée pour les chauffer et les écrasa tous.
Comme il était plein de jaune d'oeuf, il se demanda comment il pourrait se nettoyer. Il se fit lécher par le chien. Cela dura longtgemps, si longtemps que la barrique eut le temps de se vider complètement. Pour ne pas se faire attraper par sa mère, il voulut boire tout le vin avec son sabot, mais il but tant qu'il en mourut.

Claude Seignolle, Contes, récits et légendes des pays de France