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 Condition de nos gens de mer au siècle dernier

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Joa
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MessageSujet: Condition de nos gens de mer au siècle dernier   Condition de nos gens de mer au siècle dernier EmptyDim 1 Juin - 10:08

Au temps de Mme de Sévigné, les malheureux qui avaient à neutraliser les effets de la morsure de quelque chien enragé étaient à peu près les seuls qui allassent se tremper dans la mer, et ces plongeons héroïques avaient le privilège d'occuper la ville et la cour.
Depuis une trentaine d'années, Esculape a pris en main les affaires de la maison Neptune et Cie - c'est bien le moins qu'on se donne un peu d'aide entre dieux réformés ! Il a lancé son vieux compère avec un succès qui distance de fort loin tous les tgriomphes de feu la pâte de Regnaul. La spéculation s'en mêlant, la mode se faisant sa complice, les vertus curatives de l'eau salée se sont établies sans conteste, et leur vogue a bientôt pris le caractère d'une nécessité sociale.
Chaque printemps ramène le même spectacle : aussitôt qu'un tiède rayon de juin a réchauffé la nappe d'émeraude, que les roches sous-marines se sont revêtues de leurs dentelures de varech, une avalanche de touristes et de baigneurs descend vers les plages picardes et normandes pour y camper pendant trois mois. Plutôt que de renoncer à son voyage d'été à la mer, un jeune couple qui se respecte économiserait la corbeille et le trousseau.

Vieil habitué d'un petit nid de pêcheurs, longtemps ignoré, je l'ai vu envahir à son tour. Je ne crois pas que Robinson dans son île ait été plus désagréablement impressionné, lorsqu'il aperçut sur le sable lesz traces des sauvagesz, que je ne le fus moi-même lorsque, sur le morceau de digue qui est à la fois la rue et le quai de mon endroit, je vis, pour la première fois, déboucher un Philistin vêtu de cette vareuse blanche à lisérés rouges, coiffé de ce béret triomphant qui constituent la tenue du Parisien en flagrant délit de tourisme maritime.
Hélas ! l'année qui suivit me réservait de bien plus cruelles surprises. Lorsque je revins, je constatai que la seule apparition de cet oiseau de malheur avait mis le feu aux poudres. Les ambitions déjà surchauffées par l'exemple de Luc, d'Arromanches, de Langrune et autres bourgades élevées au rang de stations, faisaient explosion.
Jean Brouet avait démembré le Regard de Marie, un fin bateau dans son temps, et qui en avait arrimé des congres et des has ! Avec ses débris, il avait confectionné une douzaine de cabines, un peu présomptueuses sans doute, dans leur prétention de dérober aux regards indiscrets les charmes des futures baigneuses, mais qui n'en étaient pas moins consacrées Etablissement, de par un écriteau cloué sur un débris de mât.
Les deux Vautier, Exupère et François, ayant transporté leurs pénates dans une grange, leurs deux maisons se trouvaient posées en furnished apartment.
Maximin Cudeberge, mon hôte, avait lui-même modifié son enseigne : l'Auberge du Cormoranétait métamorphosé en un Hôtel de la belle plage. Il m'annonça, non sans balbutier, que la transformation de cette enseigne ne s'étant pas effectuée sans qu'il lui en coutât quelque chose, il se voyait, à son grand regret forcé de demander à ses pensionnaires six francs par jour, au lieu de quatre dont il se contentait dans le passé.
Enfin, témoignage irréfragable de l'invasion, tandis que je parlementais avec Cudeberge, j'aperçus sur les flancs de la colline une douzaine de maçons qui terminaient le gros oeuvre d'un chalet, cet horrible symbole de la villégiature parisienne.

C'en était fait, je ne pouvais plus me dissimuler, la chrysalide passait papillon, les dix-sept cabanes groupées autour de leur clocher normand, si hardiment posées dans une anfractuosité de la falaise qu'elles ressemblaient de loin à un bouquet de giroflées dans la crevasse d'une muraille, le pittoresque hameau où la rusticité des édifices s'harmonisaient avec les lignes sévères des horizons maritimes, le paisible village, où la vague était seule à murmurer, avait pris son rang parmi les caravansérails de la côte ; à dater de ce jour néfaste il allait devenir quelque chose d'élégant, de pimpant, de bruyant, de discordant et de bête, comme Trouville.
Il y avait longtemps que je m'étais habitué à représenter à moi seul l'élément étranger dans ce petit coin et à y trôner à ce titre ; il faut une véritable grandeur d'âme pour renoncer même à une quasi-souveraineté ; je ne me résignais pas du tout à voir les petits profits de prévenances et d'égards, que je devais à mon isolement, s'évanouir lorsque je ne serais plus qu'une unité dans un gros chiffre.
Je vivais là complètement affranchi de toutes les gênes et de toutes les consignes sociales, j'y professais une indépendance de tenue des plus fantaisistes ; ce n'était pas sans colère que je me voyais condamné à reprendre malgré moi le joug auquel je m'étais dérobé. Je me trouvais dans la situation d'un monsieur qui, ayant endossé sa robe de chambre, chaussé ses pantoufles, se frotte joyeusement les mains en songeant à la bonne soirée qu'il va passer au coin du feu, lorsque sa femme vient lui annoncer que ses invitations sont lancées, qu'elle donne un bal, qu'il faut danser.
Cependant, après avoir, trois années de suite, secoué la poussière de mes souliers à l'extrémité de la grande rue, lorsque je quittais mon village pollué pour rentrer à Paris, chacun des étés qui suivirent m'y trouvait néanmoins installé.
Il en est de certains lieux comme d'un être aimé : tant qu'on est auprès de lui, on voit ses défauts avec une loupe, à distance on ne se souvient plus que de ses qualités.
Et puis je reconnaissais que mon imagination avait exagéré les inconvénients de l'envahissement redouté ; sans doute la plage émaillée de faux chignons, de jupes, de vestons bariolés avait complètement perdu la physionomie sauvage que j'aimais en elle. Je n'échappais pas toujours au contact désobligeant des ridicules prétentions de quelques-uns des nouveaux venus ; j'étais deux fois par jour condamné à subir le désillusionnant spectacle du sexe beau sortant de l'onde. Mais ces petits désagréments avaient leurs compensations ; je devais à la transformation du hameau la rencontre de plus d'une camaraderie sympathique, et de pouvoir constater, non sans orgueil, que la concurrence de relations nouvelles et plus fécondes en bénéfices que n'avaient été les miennes, n'altérait nullement les prédilections que me témoignaient mes vieux amis. Jamais je n'avais été mieux accueilli dans les assises qui se tenaient soir et matin sur la digue, lorsque ces amants de la dame verte décidaient avec quelque solennité des variations probables de la girouette et du temps du lendemain.

Les gens de mer m'inspirent, je l'avoue, une sympathie mélangée d'une sorte de vénération. Cette faiblesse à leur endroit, si faiblesse il y a, je ne suis pas le seul à la partager, et me crois en mesure de la justifier ; elle s'explique par leur simplicité et par leur grandeur.
Ce mot de grandeur, ne le taxez pas d'exagération, parce qu'il s'applique à un pêcheur ; je vous affirme qu'on peut-être un héros sans avoir pris des villes, ans avoir gagné des batailles. Pour avoir droit à cette qualification, il suffit d'avoir risqué vaillamment sa vie avant l'accomplissement d'un devoir, et il n'est pas de preneur de congres qui n'ait été en mesure de la mériter plusieurs fois dans le cours de son existence. Lorsque vous voudrez bien réfléchir que, ce faisant, mon géros ne reçoit guère d'autre récompense que celle qu'il trouve dans la satisfaction de sa conscience ; que, si longue soit la liste de ses hauts faits, il ne s'en montre jamais plus fier ; qu'il reste modeste et résigné à son humble condition, peut-être ne le trouverez-vous pas trop indigne de l'adjectif que je lui décerne.
Le plus souvent ce pauvre homme est plus qu'un héros, il est un martyr et le plus saint des martyrs, celui du travail.
Au premier rang des amis dont je vous parlais tout à l'heure, figurait un vieux marin, dont l'histoire m'a toujours ému. Il me l'a racontée bien souvent, tous deux assis, à l'abri de la casemate des douaniers, et toujours elle a provoqué en moi des émotions étranges. Pendant qu'il poursuivait le récit d'un enchaînement de misères et de douleurs qui durait depuis quatre-vingt-cinq ans, je ne pouvais m'empêcher de songer à ce que, nous autres privilégiés, nous appelons nos malheurs ! Je comparais l'impatience avec laquelle nous supportons nos infortunes - le plus souvent quelque chose comme la présence d'une mouche dans une tasse de café -, à la sérénité stoïque que ce vieillard avait opposée à des épreuves, à des angoisses vraiment poignantes, et je sentais le rouge de la confusion couvrir mon front.
Le 3 septembre dernier, il y a quelques jours à peine, la vie de mon vieil ami s'est couronnée par un drame lugubre et touchant ; un dernier chapitre, digne des premiers, a clos ce livre de tristesse : je puis maintenant le faire passer sous vos yeux.

On l'appelait le père Malo, sa femme c'était la Malotte. L'histoire de l'un n'allait pas sans l'histoire de l'autre ; il avait quatre-vingt-cinq ans, vous le savez ; elle en avait quatre-vingt-deux.
Le père Malo était un tout petit bonhomme - l'âge l'avait raccourci peut-être -, mais qui n'en portait pas moins très gaillardement ses nombreux hivers. Il n'y avait pas plus de cinq ans qu'il avait renoncé à s'embarquer sur le Picoteux, une vieille barque non pontée, dans l'équipement de laquelle il était prudent de ne pas oublier les écopes, et qui ne s'en allait pas moins, à la moindre apparence de beau temps, tendre ses cordes à une dizaine de lieues des côtes. Encore avait-il bien moins consulté son goût que sa délicatesse quand il s'était décidé à ce renoncement. "Le coeur y était toujours, me disait-il, mais j'étais devenu si chéti, que je sentais bien que je volais à nos gens la demi-part qu'ils me donnaeint, et ça ne se doit pas, voyez-vous !"
Le père Malo avait-il été un joli matelot, à l'époque où il figurait comme gabier sur le livre de bord de la frégate la Thétis ? Il l'affirmait ; cependant, je dois à la vérité de déclarer que, dans ce qui restait en lui, rien n'autorisait cette assurance.
Son gros nez renflé à son extrémité, sa bouche aussi largement fendue que si le charpentier de la susdite Thétis se fût chargé de ce soin, ses sourcils buissonneux, reliés par leurs crins affolés au bonnet de grosse laine grisâtre qu'il ne quittait pas plus que le mont Blanc son chapeau de neiges éternelles, ses petits yeux gris percés avec une vrille, lui constituaient une physionomie passablement grotesque ; mais l'expression de douceur et de bonté qui perçait à travers le cuir tanné, ridé, recoquillé de ce masque étrange, arrêtait net le sourire que son apparition avait mené sur les lèvres.
En revanche, il n'y avait évidemment nulle exagération dans l'enthousiasme avec lequel le vieux pêcheur parlait dela ci-devant beauté de sa bonne femme. On retrouvait dans les traits de celle-ci la finesse et la pureté de lignes qui caractérisent le type normand ; on était d'autant plus frappé que jamais face humaine ne présenta une plus vivante image de décrépitude.
Moins forte, le fardeau pesant plus lourdement à son épaule, elle avait plus tôt fléchi : moins absorbée par le travail, elle avait été plus cruellement tenaillée par l'angoisse du pain quotidien ; dans cette chair moins vivace, les plaies avaient plus longtemps saigné, et le corps accusait lamentablement le triple assaut que lui avaient livré l'indigence, la douleur et l'âge.

Chez elle, la maigreur du visage avait atteint son extrême expression ; les vers de la tombe n’avaient plus rien à y prétendre. Sous le parchemin terreux qui avait été probablement une peau douce et satinée, tous les os s’accusaient par des méplats d’un blanc mat et livide ; de la bouche édentée, toute trace de lèvres avait disparu. Voûtée, courbée, ployée, elle se traînait appuyée sur un long bâton ; ses jambes qui sortaient du court jupon rouge et bleu dont elle était affublée, flageolaient dans les spirales de ses bas trop larges. Quand elle cheminait sur la digue, en quête de son bonhomme, elle me représentait un de ces personnages fantastiques que le crayon des peintres du Moyen Âge faisait figurer dans les danses macabres.
Tout ce qui avait de vie en elle s’était réfugié dans le regard. Au fond de cette arcade sourcilière, si profondément fouillée qu’elle semblait béante aussitôt que la paupière était close, l’œil, un grand œil noir comme du jais, avait gardé sa limpidité et son éclat – un charbon incandescent dans un tas de cendres. Et il avait encore un sourire, il avait encore des larmes, le regard de la pauvre Malotte. Lorsque quelque étranger, touché de sa détresse, laissait spontanément tomber dans sa main l’obole qu’elle ne demandait jamais, c’était ce regard qui disait sa reconnaissance, et jamais parole humaine ne fut plus doucement éloquente. Un jour que le père Malo me racontait les derniers moments de son dernier enfant, j’entendis un sanglot : c’était la bonne femme qui nous écoutait. Elle porta son mouchoir à ses yeux ; mais j’avais déjà surpris un sillon de pleurs sur cette face de morte.
Cet épisode, le bonhomme y revenait toujours ; il avait été la nuit du jardin des oliviers de ces braves gens.
Ils avaient donc eu cinq enfants ; la mer en avait pris quatre, et vous verrez qu’elle était encore pour quelque chose dans la fin du cinquième. Des quatre premiers, trois étaient morts sur les vaisseaux de l’Etat : un, coupé en deux par un boulet à Saint-Jean-d’Ulloa, un autre emporté par la fièvre jaune à Véracruz, le troisième foudroyé par le choléra dans la rade de Kamiesh. Le quatrième avait péri dans un naufrage à bord d’un caboteur.
Après avoir payé sa dette au service, le cinquième, Louis Malo, était revenu au pays… On le citait comme un des plus solides marins de la flottille ; il rapportait toujours de bonnes parts, et, comme, dans ce temps-là, le vieux n’avait pas encore abandonné son banc à bord du [i]Picoteux[/], ce double travail amenait une aisance relative dans le pauvre intérieur ; ce temps-là avait été son âge d’or.

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Dernière édition par Joa le Lun 16 Juin - 8:42, édité 1 fois
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MessageSujet: suite...   Condition de nos gens de mer au siècle dernier EmptyVen 6 Juin - 11:23

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Vous n’ignorez pas que le genre de pêche varie, suivant les saisons.
Pendant l’été, les bisquines, les barques pontées ramassent dans le chalut tous les poissons fins, turbots, barbues, soles, etc., ou bien vont très au large pêcher les congres ou les chiens de mer ; les barques ouvertes font cette dernière pêche à plus courte distance, les plus petites se consacrent à celle du maquereau. Aux premiers gros temps de l’équinoxe d’automne, cette mise en scène se modifie. Tout ce qui n’est pas susceptible d’affronter les grosses mers est halé sur la cale ; leurs petits équipages se i sur les bateaux pontés qui en septembre draguent les huîtres et qui, un peu plus tard, vont recueillir cette manne providentielle qui, chaque année, descend du Nord sur nos côtes et qu’on appelle moins poétiquement les harengs.
La pêche au hareng représente pour les hommes de la mer les profits que la récolte ménage aux travailleurs tâcherons de la terre. Fructueuse, elle assure le pain de l’hiver ; médiocre, ele laissera le pêcheur aux prises avec le besoin, pendant la saison rigoureuse. Mais, comme tous les gens qui n’ont d’autre patrimoine que l’espérance, il compte toujours que les chances seront bonnes ; il y compte avec d’autant plus d’ardeur que la pêche au hareng à ses quines comme la loterie. Il y a quelques années, le nommé Tautin, patron d’une bisquine de Port-en-Bessin, vendit à Dieppe pour sept mille francs de harengs pris d’une seule marée.
En 1862, quand était venu le moment de l’embarquement annuel, Louis Malo s’était trouvé tourmenté de frissons et de courbatures ; les considérations que je viens d’indiquer ne lui permettaient pas d’hésiter, il partit. Pendant une semaine il lutta contre le mal et partagea les travaux de ses compagnons ; mais une fièvre violente se déclara, tout son corps se couvrit de pustules, il avait la petite vérole ; il dut se résigner à rester couché dans l’entrepont.
La pêche avait été mauvaise jusque-là. Le jour même où Louis s’alitait, on relevait les manets passablement chargés de harengs. Aussi, lorsque François Vautier, qui était le patron de la bisquine, proposa à son matelot de mettre le cap sur Dieppe, dont ils étaient éloignés d’une trentaine de lieues, et d’aller le déposer à l’hôpital de cette ville, celui-ci refusa énergiquement. Il comprenait que cet abandon du banc de poissons si péniblement rencontré compromettait la saison de ses camarades, pauvres comme lui.

Le malheur était sur la bisquine ; le soir même, la chaloupe s'était à peine éloignée pour aller placer les filets, qu'une brume d'une intensité extraordinaire enveloppa l'océan. Les fanaux furent allumés, mais le brouillard était si épais que c'était à peine si de l'arrière on distinguait le feu attaché au beaupré. Au point du jour ls gens n'étaient aps encore rentrés. les vapeurs se dissipaient, mais déchirées, chassées par un grain violent, il devenait impossible à l'homme et au mousse laissés à bord de maintenir la bisquine dans les eaux où devait se trouver la chaloupe.
Averti par l'enfant, Louis Malo n'avait pas hésité une minute à se dévouer au salut de ses compagnons ; grelottant la fièvre, sous les rafales d'une pluie glaciale, il était monté sur le pont et s'était mis à la barre.
Deux heures après, la chaloupe accostait ; il était temps, les forces du pauvre matelot étaient à bout. Au moment où on transbordait les derniers manets, il s'évanouit ; il fallut le porter sur sa couche.
Vous voyez s'il n'y a pas vraiment des héros parmi ces gens-là !
Louis agonisa trois jours. Le quatrième, la bisquine mouillait à quelques encablures de X... Le malade était transporté dans la maison paternelle sur les bras de ses camarades.
cette scène lugubre, le vieillard y revenait sans cesse.
- Ils l'avaient affalé sur ma couchette ; lui, il m'avait croché par le cou : sa tête était là, me dit-il, en me montrant sa poitrine ; la bonne femme lui tenait les mains. Il était bi'blanc, bi'pâle ; mais comme il n'avait quasiment plus de boutons, je n'avais pas d'imaginance que ce fût si près !
- Aie un brin de courage, mon gars Louis, que je lui disais ; tu verras comme tu te sentiras ravitaillé, quand t'auras dormi seulement une nuit dans ton lit... Tu vas guérir, va !... Tu ne peux pas t'en aller comme ça, puisque t'es le dernier et que les autres sont partis.
Je disais ça, mais j'avais beau faire, je sentais bien que ça se pouvait ; ça m'étouffait là-dedans ; j'avais beau haleter, je ne retrouvais plus mon souffle.
Il me serra plus fort, ses yeux... ils étaient bord à bord avec les miens... Ah ! voyez-vous, je puis vivre encore quatre-vingts ans, je verrai toujours ces yeux-là... ses yeux parlèrent, ils montraient la bonne femme et me disaient : Faut pas qu'elle reste, renvoie-la, je le veux. Vrai de vrai, mon bon monsieur, je ne me doutais pas encore pourquoi il voulait ça, mais, quoi qu'elle eût commandé, j'aurais obéi à cette voix-là, qui m'entrait dans l'estomac et me tirait le coeur lof pour lof. Je dis à la mère : Mais va donc lui faire chauffer une tasse de cidre ! Elle baisa encore la main qu'elle tenait, puis elle partit en le regardant toujours, jusqu'à ce qu'elle eût passé la porte... Alors ses pauvres yeux me dirent merci, et tout de suite ses doigts lâchèrent mon cou, il s'allongea sur la couchette, se roidit... c'était fini.

Et le père Malo pleurait encore comme il avait dû pleurer le jour où cela s'était passé. Louis mort, la pauvreté cédait la place à la misère, le pain quotidien devenait un problème. Et, chaque fois que la huche fut vide (cela arriva souvent), les deux vieux se regardaient, mornes, anxieux, muets, comprenant tous les deux ce qu'aucun des deux n'osait dire : Ah ! s'il était encore là !
J'ai raconté comment, cédant à un honorable mouvement de délicatesse, le père Malo avait volontairement renoncé à aller à la pêche sur le Picoteux, par conséquent à la part qu'il en tirait ; ce fut quelque temps après la mort de Louis ; cette résolution porta le dénuement du pauvre ménage à son comble.
Leur seule ressource consistait dans la pension que le bonhomme touchait en sa qualité d'ancien marin de l'Etat. Malheureusement il y a pensions et pensions ; s'il en est des plantureuses, il en est aussi de trop maigres.
Le vieillard percevait quarante francs tous les trois mois, lesquels lui constituant un revenu mensuel de treize francs et trente-trois centimes, lui donnaient par jour quelque chose comme quarante-quatre centimes, avec lesquels il fallait pourvoir au logement, à la nourriture, à l'entretien de deux personnes !
Si le ménage eût habité Carpentras, Châteaudun ou Bayeux, si le père Malo eût été un terrien, comme il disait dans son style imagé, évidemment un seul expédient pouvait remédier à cette insuffisance, la charité publique.
Heureusement pour lui, il était né, il vivait à vingt pas de la grande aumônière.
C'est de la mer que je veux parler.
Comme tout le monde, j'admire l'Océan dans ses grandeurs, dont ses fureurs sont la plus saisissante expression, mais bien davantage encore, ave une plus infinie émotion, dans l'oeuvre génésique qui s'élabore silencieusement dans ses flots.
L'alma mater, la terre, est avare. Rien pour rien, voilà sa devise. Elle se défend toujours, elle ne donne jamais, on la dompte, on lui arrache. Abandonnée à elle-même, elle ferme les flancs et, avec le dévergondage de l'affranchi et auss son ironie malicieuse, elle s'abandonne aux embrassements des inutiles parasites. De l'avare, elle a encore la mystérieuse méfiance ; chacun de ses actes se couvre d'ombres.

Tout autre est la mer, vraiment riche, vraiment prodigue, rendant ce qui ne lui a pas été prêté, sans exiger de semailels ; son laboratoire, grand ouvert, livre à qui veut les secrets de cet incroyable foyer de décompositions, de transformations, de résurrection et de vie. S'il faut le travail du fort pour payer ses trésors, elle n'en a pas moins une obole à mettre dans la main du faible et du déshérité ; cette obole, il la trouvera dans chacun des flots qui brisent sur le rivage, dans chaque poignée de sable dont ses grèves se composent. L'Océan ne fait rien à demi : baissez-vous et ramassez, l'aumône a prévenu votre prière.
Sur ces bords, la pêche nourrit les hommes valides ; elle nourrit encore ceux qui ne le sont plus, à si peu de frais que ce n'est vraiment pas la peine d'en parler. Un mannequin d'osier, un crochet de fer, l'équipement d'un chiffonnier de Paris, voilà le plus gros matériel du chiffonnier de la mer.
Je n'ai pas besoin de vous dire si le père Malo accepta bravement cette suprême ressource.
Il tendait le long des roches, à la marée basse, des cordes qu'il allait relever au reflux suivant et auxquelles il trouvait accrochés des anguilles ou congres noirs, de carrelets et par-ci par-là quelque bar. Tantôt avec les lassets, tantôt à l'aide dela bourraque, il faisait une petite récolte de ces belles crevettes roses (quand elles sont cuites) et qu'on appelle le bouquet ; muni de l'attirail que j'ai décrit plus haut, il se livrait à une guerre acharnée contre toute la légion des crabes, pouparts, claquarts et craparagdis, sans compter les célèbres pieuvres, dont il avait un talent particulier pour découvrir les trous sous les rochers, et qui, si horribles qu'elles soient, n'en constituent pas moins une boîte très prisée des tendeurs de cordes, et qu'ils achètent fort bien. Enfin, dans d'autres saisons, la cueillette des moules lui fournissait encore quelques petits profits.
Leur évacuation, je l'ai faite : ce travail, rude encore pour un homme de cet âge, pouvait fournir un produit d'environ huit sols par jour. C'était bien peu ; mais, réunis aux huit sols que le vieux couple tenait de la munificence de l'Etat, leur budget, section des recettes, se trouvait élevé à seize ou dix-sept sols par jour.
Quand j'invitais Malo à prendre avec moi une tasse de café, il tirait de sa poche un petit morceau de papier dans lequel il serrait précieusement tout le sucre qu'on lui avait servi, et il me disait :
- Ca sera pour la bonne femme ; elle devient un brin gourmande, en vieillissant, et puis il faut bien qu'elle ait sa part de votre politesse.

Et cela était dit de si bonne foi, avec une si douce bonhomie, que je n'étais jamais tenté de sourire.
Le sort leur réservait encore une épreuve.
Cette année, une heure après mon arrivée, je m'étais assis à ma place ordinaire, derrière la porte de la douane, lorsque je vis arriver le père Malo. C'était l'heure où le flot est assez descendu pour que les crêtes noires des rochers commencent à émerger le long de la côte ; tout le petit peuple, vieillards, femmes et enfants, défilaient en tenue de guerre, la bourraque ou le crochet de fer au poing ; je m'étonnai que mon vieil ami ne s'associât pas au mouvement général, cela n'était pas dans ses habitudes, et, après les félicitations d'usage, je lui en fis l'observation.
- Oh ! c'est fini de moi, me répondit-il avec un soupir qu'il arrachait à ses entrailles ; la mer - il disait la - ne me verra plus.
- Allons donc ! répliquai-je ; je vous regardais venir tout à l'heure, vous trottez comme un vrai lapin.
- Oh ! pour ce qui est de ça, les jambes restent bonnes : ce sont les yeux qui ont chassé sur leurs ancres, et un homme sans yeux, c'est bien pis qu'un bâteau sans boussole. La dernière fois que j'ai été à la mer, il y a deux mois de cela, j'ai compris qu'il n'y fallait plus retourner. J'avais travaillé deux heures, je n'avais pas trois claquarts dans mon panier, quand Etienne Cudeberge, qui passait près de moi, me dit : Mais, Malo, t'attends donc qu'ils entrent dans tes poches ? T'as deux craparagdis sous ton pied. Je me baissai et je tâtai, c'était vrai, mais je ne les voyais plus. je crois, en vérité, que la Mort nous a oubliés, la bonne femme et moi. N'y a donc pas moyen de lui rappeler que nous avons fait notre temps ?
Et deux grosses larmes roulaient le long de son nez.
Pauvre Malo ! Il était donc strictement réduit aux subsides du gouvernement ! Heureusement qu'on était en été ; la charité des touristes qui connaissaient son histoire suppléait à l'insuffisance du revenu. C'est là le bon côté de l'envahissement du littoral ; des gens en quête de plaisirs refusent rarement leur aumône à l'infortune ; cette réflexion doit rendre indulgents ceux-là même qui, comme moi, reprochent à la villégiature maritime de leur avoir gâter leur endroit.

Vers la fin d'août, il se montra subitement rasséréné ; son visage rentra dans ses lignes souriantes, il recommença à s'abandonner sans se faire prier à son penchant pour les narrations. Etonné de cette résolution, je lui en fis mon compliment, en cherchant en même temps à connaître les causes qui l'avaient provoquée ; mais le père Malo resta muet comme le vieille digue sur laquelle nous étions assis.
- Laissez passer la morte-eau, me disait-il, et vous verrez alors que le vieux n'avait pas que les jambes de solides et que la cervelle est bonne aussi.
J'étais légèrement intrigué, je l'avoue, mais la révélation ne se fit pas trop attendre.
Les grandes marées de l'équinoxe d'automne étaient arrivées ; la mer devait découvrir énormément, et avec quelques amis nous avions fait la partie de nous en aller au rocher du Calvados, lequel ne montre là un petit échantillon de sa carcasse que dans ces occasions solennelles, c'est-à-dire cinq ou six fois par an.
Nous attendions sur la digue le moment de nous embarquer, lorsque l'apparition du couple Malo vint nous livrer le mot de l'énigme.
Le bonhomme avait repris son équipement de marées, la manne au dos : dans une main il portait son crochet, de son autre bras il soutenait la Malotte, dont la tenue, jupon court, bas drapés, vieux souliers, indiquait clairement qu'elle était de l'expédition.
On riait tout bas, mais ces rires ne déconcertèrent pas le bonhomme qui, embrassant l'assistance d'un regard de triomphateur, s'adressa à moi.
- Qu'est-ce que vous en dites, vous ? s'écria-t-il. Mes yeux refusent le service, mais la bonne femme en a une paire qui signalerait une aiguille à trois brasses sous l'eau ; je les lui emprunte. Ses jambes ne sont plus bien bonnes, je lui prête les miennes ; quand elle sera lasse, je la soutiendrai, et comme ça nous pouvons nous vanter d'avoir un outillage aussi complet que pas un.
Cette fois les rires s'affranchirent de toute contrainte, tant l'idée du bonhomme paraissait originale à tous ceux qui se trouvaient là. Le bon vieux ménage s'u associa, nous leur souhaitâmes bonne pêche, ils s'éloignèrent clopin-clopant, et nous-mêmes, dix minutes après nous nous embarquions.
Comme cela arrive trop souvent, notre promenade ne fut rien moins qu'un petit voyage d'agrément. Nous n'étions pas plutôt rendus sur le bas-fond, jalonné de grosses pierres noires qui sont tout ce que nous devions voir du rocher du Calvados, que la brise fraîchit et commença de souffler par rafales. Vautier, notre patron, qui est la prudence en vareuse bleue, nous somma très impérieusement de renoncer à une fallacieuse cueillette d'huîtres à laquelle nous espérions nous livrer, et de réintégrer le bord sur-le-champ.

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MessageSujet: Re: Condition de nos gens de mer au siècle dernier   Condition de nos gens de mer au siècle dernier EmptyJeu 12 Juin - 17:37

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On poussa immédiatement dans la direction de la terre ; mais, à mi-chemin, nous touchâmes et nous restâmes engravés. La mer, en montant devait infailliblement nous dégager ; mais elle grossissait aussi, la barque talonnait sur le roc à chaque assaut des lames ; celles-ci s'épanchaient dans la coque avec une prodigalité déplorable. Du bain de pied, nous allions passer au bain de siège ; en même temps, sans doute pour que l'ablution fût complète, la pluie fine et serrée qui nous fouettait le visage avait rapidement eu raison des frêles tissus que nos tailleurs n'avaient pas du tout destinés à subir l'assaut des tempêtes.
Bref, après quelques angoisses, et pas mal de malédictions, nous nous retrouvâmes sur le plancher des vaches, considérablement avariés.
Le soin de nous éponger, de nous essuyer, de nous changer et de nous réchauffer, tout cela prit du temps. Après dîner, je descendis à la cuisine, et je demandai à Cudeberge s'il avait des nouvelles de la pêche des deux octogénaires :
- le Malo et la Malotte ? me répondit-il, mais je ne les ai point revus !
La pluie tombait à torrents ; le mer brisait par-dessus la digue, envoyant ses embruns jusque sur le toit des maisons : mais le logis des vieillards était à vingt pas, j'y courus.
La porte était close, la fenêtre ténébreuse.
Je revins à l'hôtel, je communiquai mes appréhensions à mon hôte.
Il revint avec moi à la maison des Malo, il frappa à la porte, il cogna à la fenêtre ; rien ne bougea, personne ne répondit à l'intérieur.
Cudeberge grommelait ; moi je sentais des frissons qui de la chair se communiquaient à mes os.
Mon hôte pressentit le malheur.
- Ils auront été pris par le flot, dit-il ; pourtant, si quelqu'un devait le connaître, c'était lui, le vieux lascar.
Des gens du village nous avaient rejoints et entourés ; la sinistre prévision se répétait à voix basse et on entendait de sourdes exclamations dans la foule.

On interrogea les assistants : un enfant qui survint avait rencontré les deux vieillards vers cinq heures du soir, au pied des rochers que l’on appelle les Grelots et qui sont situés à deux cents mètres environ de la falaise de l’Ouest ; ils continuaient leur pêche sous la pluie et ne paraissaient pas hâtés
.- Tu es sûr qu’il n’était pas plus de cinq heures, petiot ? dit Cudeberge. Alors le vieux loup était à l’ordre ; il s’en fallait d’une heure encore que la danse ne commençât sur les Grelots, D’ailleurs, une supposition que la marée l’eût gagné avant qu’il ait eu le temps de doubler la pointe, il avait encore la Dent du Chien sur laquelle il pouvait faire escale, et le petit raidillon qui est derrière, par lequel il aurait grimpé la falaise. Ce n’est pas ce qui a pu l’embarrasser ; il a encore des jambes de chat, le Malo.
- Oui, mais la Malotte ? murmurais-je.
Cudeberge poussa un juron formidable ; une réminiscence du temps où il s’essayait au bel état d’hôtelier maître queux, en qualité de fricoteur à bord d’un baleinier.
- Mille millions de carcasses ! s’écria-t-il ; j’avais oublié la vieille mouette ! Ah ! le satané fou ! quelle diable d’idée il a eue d’embarquer un pareil meuble dans sa croisière ! Allons, venez, vous autres.
Cudeberge rentra à son hôtel. Vautier, quelques pêcheurs et moi l’avions suivi. On prit une lanterne, des bougies ; à tout hasard, je mis un flacon d’eau-de-vie dans ma poche, et nous descendîmes sur la plage.
Il était dix heures du soir ; l’Océan avait commencé son mouvement de retraite ; le vent avait molli, mais la mer n’avait pas perdu sa violence ; le spectacle empruntait une nouvelle horreur à l’obscurité dans laquelle nous marchions.
Nous allâmes ainsi pendant deux kilomètres, les pieds dans les remous, fouettés par les embruns qui s’abattaient sur nos têtes ; Cudeberge, le chef de l’expédition, s’arrêta.
- Nous faisons mauvaise route, dit-il en profitant de la halte pour ajouter un appoint à sa chique, autre réminiscence de sa première profession contre laquelle le chœur – et le cœur aussi – de ses pensionnaires n’avait jamais cesser de protester ; les Grelots ne découvriront pas avant une heure et demie, n’est-ce pas, Vautier ? Il faut donc nous guider sur la falaise ; une fois là, nous nous affalerons sur la Dent du Chien par le raidillon. C’est là qu’il doit être, le pauvre vieux ; car, pour ce qui est de la bonne femme, il est bien clair qu’il aura été forcé de
s’en délester pour sauver sa carcasse.

Nous n'allâmes pas si loin. Un homme venait en courant dans notre direction. C'était un douanier ; il avait entendu des cris de détresse, il allait chercher du secours. le secours, i le rencontrait à mi-chemin, mais, hélas ! sans grand bénéfice pour celui qui appelait à l'aide.
Les présemptions de Cudeberge ne s'étaient pas justifiées ; Malo, il était clair que c'était lui, ne s'était pas réfugié sur la Dent du Chien ; les cris que le douanier avait entendus partaient du côté est de la pointe et du pied même de la falaise.
Nous redescendîmes le sentier en courant cette fois.
peine inutile ; la mer couvrait encore les accores de la pointe ; la vague y était toujours assez puissante pour que celui qui se fût hasardé le long de ce mur de roches y fût brisé. On proposa d'aller chercher des cordages au village et de descendre un homme par la falaise ; Vautier fit judicieusement observer que cela demanderait plus de temps que nous n'en avions à attendre. On attendit vingt minutes. Ai-je besoin de dire dans quelle situation du coeur et de l'esprit ?
Endin Vautier s'élança le premier, les autres derrière : nous avions parfois de l'eau jusqu'à la ceinture ; parfois aussi une lame expirante trouvait encore la force de nous renverser. Nous entendîmes un faible cri ; il venait d'une excavation de la falaise, à une douzaine de pieds à peu près. L'escalade était facile ; une minute après, je serrais la main du père Malo dans les miennes.
- Ah ! mes bonnes gens ! mes bonnes gens ! nous disait-il ; vous v'là ben ! réchauffez donc la femme ; elle est si frède, si frède, que je ne distingue tant seulement plus son pauvre corps d'avec la pierre.
Cudeberge avait rallumé sa lanterne. A côté du père Malo, agenouillée sous des vêtements amoncelés, nous aperçumes une forme roidie ; nous reconnûmes en même temps que le vieillard était nu ou à peu près ; il s'atit dépouillé de tout ce qui le couvrait pour ramener un peu de chaleur dans le corps de sa femme, qui, hélas, n'était plus qu'un cadavre.
On rhabilla le père Malo, qui résistait ; on enleva la morte, et le triste cortège rentra au village.
Les restes de la Malotte avaient été placés sur le lit. Cudeberge avait voulu emmener le bonhomme, mais cette fois toutes les instances avaient été vaines. La plupart des pêcheurs devant partir à la marée du matin, ils s'en allaient préparer leur embarquement ; je fis faire un grand feu dans la cheminée, et je restai seul avec le vieillard dans la chambre mortuaire.

Il était pâle comme un spectre, morne comme un sépulcre. Il avait toujours eu, je l'ai dit, même dans ses dernières années, les larmes assez faciles ; elles semblaient taries dans ses yeux, qui brillaient d'un éclat fiévreux, et dont les paupières avaient pris la couleur, d'un rouge sanglant, du fer qui sort de la fouurnaise.
Cudeberge m'avait envoyé du vin chaud ; je proposai au père Malo d'en boire ujn verre, il refusa ; mais de lui-même, sans que je le lui demandasse, il me raconta ce qui s'était passé.
Dans le commencement de sa pêche, il n'avait eu qu'à s'applaudir de son inspiration.
- Sa présence me portait bonheur, disait-il ; jamais tant de coquillages n'avait grouillé dans mon panier.
Mais la Malotte avait posé le pied entre deux pierres, elle tomba ; quand il l'eut aidée à se relever, il lui fut impossible de se tenir debout ; elle avait le pied ou luxé ou cassé. Si, en ce moment, le père Malo eût couru à la côte, il avait encore le temps de ramener du secours ; il perdit un quart d'heures en hésitations - Dieu sait avec quel accent il se le reprochait, le pauvre homme ! - C'en fut assez pour que la mer les gagnât. Quand le flot eut commencé à sourdre entre les rochers au milieu desquels ils se trouvaient, il avait appelé ; mais le bruit des vagues couvrait sa voix ; la pluie qui tombait obscurcissait l'atmosphère ; on ne pouvait ni l'entendre ni l'apercevoir, et d'ailleurs les derniers pêcheurs avaient déjà regagné le village. Alors, n'écoutant que son désespoir, que son dévouement à la compagne de toutes ses misères, résistant aux prières que celle-ci lui adressait de s'éloigner et de l'abandonner, il avait entrepris la tâche surhumaine, si on tient compte de la débilité de ses forces, de trainer la malheureuse jusqu'à la côte. La foi est féconde en miracles, celle qui prend sa source dans l'amour comme les autres : il aurait réussi si, sous l'impulsion du vent de nord-ouest et de la marée, la mer implacable ne lui eût trop tôt opposé son infranchissable barrière du côté du village. Se voyant la retraite coupée, au prix d'efforts inouïs, il était parvenu à hisser la Malotte sur l'étroite plate-forme où nous l'avions trouvé. Ils étaient restés là cinq heures à l'abri, il est vrai d'une submersion complète, mais transpercés par les vagues qui se brisaient à dix pieds au-dessous de leur asile. Dans le commencement la bonne femme, racontait le père Malo, s'était plainte du froid, et c'était alors que, un à un, il avait ôté ses vêtements ; puis elle avait paru s'endormir, et, ajouta-t-il, "j'étais assez simple pour en être content" !

G. de Cherville, Contes, récits et légendes des pays de France
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